Littérature française - Noirs secrets
«Corps sans idées, idées sans corps, les voilà, les fantômes avec lesquels la modernité et ses penseurs auront tout fait pour ne pas avoir à en découdre», affirme l'essayiste Annie Le Brun. Le romancier Michel Schneider en décrypte les ruses et secrets.
Psychanalyste autant qu'écrivain, Michel Schneider, né en 1944, s'est vu récompensé pour Morts Imaginaires (prix Médicis de l'essai) et pour Marilyn, dernières séances (prix Interallié), publiés chez Grasset, que Le Devoir vous a déjà présentés. Quant à Voleurs de mots - Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée (Gallimard, 1985), il avait inspiré une série d'écrits sur l'emprunt et la transmission, et les fantômes n'étaient pas loin.En 2007, Schneider polémiquait dans La Confusion des sexes (Flammarion). Il s'attaquait à l'indifférenciation sexuelle, à la politisation de la sexualité et aux préjugés à propos des «genres». Il avait ses boucs émissaires, mais aussi un credo dans l'imaginaire: dans l'intime, il trouvait la difficulté d'être un homme.
Comme une ombre fait mieux comprendre la fougue de ses écrits: la masculinité peut cacher la grande fragilité de cette construction. L'écrivain y mène Michel et Bernard, ses protagonistes auxquels il donne beaucoup de lui. L'un vit, l'autre est mort; mais ce sont des frères qui se battent encore.
La musique des âmes
Fantôme: tel est le suicidé qui revient dans la fiction. Musique: tel est le langage de la mémoire, qui ne trouve pas toujours ses mots. Miroir: tel sera le texte qui captera ce fantôme. Schneider écrit bien l'histoire complexe d'une famille disloquée, qui rebondit après une émission de radio. «Écrire est comme brûler de vieilles lettres. Une combustion lente. Et il y a des retours de passé, comme on dit: des retours de flamme.»
Les drames de la rivalité pèsent lourd sur le destin des deux frères. Michel, anorexique, se venge de la vie dans la musique et sur les mots; Bernard, militaire en Algérie, lui aussi musicien, s'est donné la mort à quarante ans. La femme qui fait remonter au jour les trahisons, les violences et la guerre d'Algérie aide pourtant les regrets à se faire entendre.
À travers des faits, supputés ou vérifiés, et des erreurs incorporées au texte, Michel explore ses propres vides. Schneider tricote ainsi l'involontaire: «On ne devrait pas parler des morts. Ils écoutent, et ça leur donne des idées. Et puis, ils reviennent. Pas seulement eux; quelques vivants aussi, surgis du passé. Ils se sentent seuls, ou veulent quelque chose; peut-être simplement savoir si vous êtes en vie.» Brillante reconstruction d'un cache-cache bien humain.
Figures de la nuit
Comment ce Michel, qui ressemble à l'auteur, a-t-il grandi? De quoi sa vie résonne-t-elle? Comme une ombre remet en question des hypothèses, propose des rêveries, dit des harcèlements, avoue des crimes. Étonnant, on y parle avec des mots de faussaire, on y accueille le plagiat de tout langage et de toute vie.
Ce roman fraternel touchera qui s'y plonge. Écrire y touche la haine, la justice impossible, l'amour aussi. Écrire cette honte, traversée par la vengeance, est pourtant «un crime parfait», celui de ce double qui le hante. Voilà de quoi profite le vivant, l'auteur même, moins une culpabilité que le démontage d'une machine: le mort repasse, pour disparaître, par ce trou fait sur lui-même par le tir d'un fusil.
Qui souhaitera approfondir ces paradoxes troublants — nos manoeuvres dans la liberté, nos pouvoirs délétères à nous représenter, nos forteresses confuses et les bourbiers exhumés de nos âmes imprévisibles, précieux objets de la littérature — lira Si rien avait une forme, ce serait cela d'Annie Le Brun (Gallimard, 2011). Spécialiste de Sade, des abîmes et de la subversion, elle y développe la «rationalisation du négatif sous l'idée de Progrès» et la combat. Nulle plume plus stimulante pour lutter contre le désastre, sinon «la splendide obscurité du sursaut» au passage du temps, elle dit «la conscience de l'inhumain qui nous hante».
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Collaboratrice du Devoir