Portrait de Réjean Ducharme à 70 ans

On en parle sans arrêt, mais lui ne dit rien. Ceux qui le connaissent ne parlent guère, tandis que les autres, qui ne savent pas, parlent beaucoup. Qu’importe la volonté très claire de garder le silence qu’affiche cet homme : personne ne semble vouloir lui foutre la paix ! On en parle donc encore beaucoup ces jours-ci, sous le prétexte curieux que Réjean Ducharme, né le 12 août 1941 à Saint-Félix-de-Valois, célèbre ses 70 ans.
Réjean Ducharme ne sort pas de ses livres et tient à y rester. « Je ne veux pas que l’on fasse de liens entre moi et mon roman », confiait-il à son ami Gérald Godin dès 1966, au début de sa carrière. Il vient alors de publier L’Avalée des avalés en France, l’ouvrage ayant été refusé au Québec. Il a 24 ans. « Un livre est un monde, écrit-il, un monde fait, un monde avec un commencement et une fin. » La littérature, voilà donc un monde qui se suffit à lui-même. Point.
Son écriture est vive, pleine d’inventions. Y domine l’esprit d’une enfance qui possède des yeux neufs capables de voir au fond des choses. Ducharme emprunte de multiples directions pour provoquer une réflexion dans un maelström verbal où il met en question l’existence et les marqueurs de l’identité. Son style est baroque. Voici une nouvelle voix. Voici un écrivain. On le célèbre tout de suite. On le cherche. On le traque. On le réclame partout.
Que lui importe ! L’écrivain Ducharme refuse tout net de s’inscrire dans la galerie des têtes couronnées par les médias, ces ogres des temps modernes qui avalent à la chaîne des auteurs et leurs images afin de les recracher en une bouillie propre à la consommation des multitudes.
Ducharme n’en est pas moins considéré immédiatement comme un roi. Il compte parmi les auteurs québécois qui ont reçu le plus d’hommages, le plus de prix. Prix du Gouverneur général deux fois, prix Athanase-David deux fois aussi, prix Gilles-Corbeil, prix Québec-Paris, etc. En France, il s’est retrouvé parmi les finalistes du prix Goncourt. Il a remporté le prix Alexandre-Vialatte.
Tout ce beau monde des prix n’a pourtant pas coutume de faire longtemps la révérence à quelqu’un qui ne lui accorde pas en retour autre chose qu’une indifférence soutenue. Mais les prix ne le font pas même sourciller. Son autorité tient tout entière à ses seuls livres, qui sont beaucoup encensés par la critique, notamment dans Le Devoir, où un Robert Lévesque, à la suite notamment d’un Jean Éthier-Blais, parle avec enthousiasme du « plus formidable écrivain que le Québec ait produit au vingtième siècle ». Rien de moins.
Ses romans paraissent d’abord les uns à la suite des autres : L’Avalée des avalés, Le nez qui voque, L’Océantume, La Fille de Christophe Colomb, 1966, 1967, 1968, 1969. Puis, les parutions de ce barricadé en lui-même se font plus rares, plus espacées. Il y a de très longs silences. Les honneurs, eux, continuent de fleurir.
« Les honneurs déshonorent », affirmait Flaubert. Si Ducharme en a reçu plusieurs, il n’a jamais cru bon de cultiver les jardins mondains qui y conduisent souvent. Pensait-on, un temps, à le faire sortir de son repaire par de telles offrandes publiques ? Sa mère ou sa femme se sont substituées à lui pour cueillir les prix accordés à son œuvre.
À bicyclette
Le poète Gaston Miron adorait raconter l’anecdote de ce jour de 1990 où il dut apprendre à Ducharme, par téléphone, qu’il venait de remporter le prestigieux prix Gilles-Corbeil. C’est la femme du romancier qui, comme toujours, décrocha l’appareil. Miron, de sa voix grave et tonitruante, lui annonça alors tout de go la bonne nouvelle : « Réjean vient de remporter le prix Gilles-Corbeil pour l’ensemble de son œuvre. C’est 100 000 $, non imposables ! » La réponse qu’elle lui fit, toute naïve, était digne d’une de ses œuvres : « Oh, Réjean va être si heureux ! Ça fait si longtemps qu’il voulait s’acheter une bicyclette. » Miron avait toujours un large sourire aux lèvres lorsqu’il racontait cette histoire.
Son dernier livre publié, Gros mots, date déjà de 1999. Écrit-il encore, Réjean Ducharme ? « Comment voulez-vous que je le sache », me répondait sa femme en 2004. « Moi, je ne sais jamais rien. Je sais les choses en même temps que les autres. Je ne sais jamais, jamais, jamais rien. Je ne suis pas au deuxième, moi, quand la porte est fermée. » Et le clavier d’ordinateur est plus discret que la vieille dactylo.
L’œuvre publiée de Ducharme est bien assez vaste et profonde pour retenir l’attention, mais c’est pourtant la singularité du personnage, l’ombre qu’il traîne, qui fascine encore et toujours, au point de susciter un incessant bavardage public à son sujet. À une époque où tout le monde demande à être vu, quitte à s’élever soi-même un monument dans l’éther du Net, un individu qui accueille avec un haussement d’épaules toute proposition propre à assurer son rayonnement est déjà jugé hors du commun. Ajoutez à cela qu’il est l’auteur d’une œuvre solide, et cela suffit à faire grandir tous les fantasmes à son sujet.
Lorsqu’une rare lettre manuscrite de Ducharme apparaît de temps à autre chez un bouquiniste, des passionnés se jettent instantanément dessus. L’universitaire André Gervais, compilateur fiévreux, maniaque des détails littéraires, est un de ceux qui ont accumulé, d’un fonds d’archives à l’autre, de maigres traces écrites de Ducharme qui paraîtront peut-être un jour. Mais il faut dire que les archives possèdent déjà plusieurs de ses manuscrits, raturés, travaillés, polis, transformés peu à peu en or. Ces manuscrits ont même fait l’objet d’une exposition, il y a quelques années.
Beaucoup a été dit sur Ducharme. Il existe suffisamment de textes à son sujet pour se nourrir longtemps. Mais rien ne semble remplacer l’homme lui-même pour ceux dont l’appétit dépasse les limites de l’œuvre. Faute d’avoir un homme en chair et en os à se mettre sous la dent, on a même cru bon de remettre en question l’existence du personnage. Après tout, se dit-on, va savoir si Ducharme existe ! On a donc supposé l’usage d’un pseudonyme qui masquerait une autre identité.
« Au début, pendant quelque temps, on m’a pris pour Réjean Ducharme, expliquait cette semaine l’écrivain Naïm Kattan lors d’un de ses passages au Devoir. C’était très ennuyeux. En France, je me souviens d’une séance de signature où des gens étaient venus me voir avec des livres de Ducharme pour que je les signe ! J’avais beau plaider que ce n’était pas moi, ils insistaient ! Ils insistaient ! » On pensa aussi que Ducharme pourrait être Hubert Aquin, voire Raymond Queneau ! Et qui a pu lancer un jour sur la place publique qu’il s’agissait en fait de la comédienne Luce Guilbeault ?
Pourtant, il existe bel et bien, Réjean Ducharme. Tout le monde demande où il habite, s’il est possible de le trouver dans l’annuaire du téléphone ou de le suivre à la trace jusque chez lui. Oui, il est possible de voir Ducharme et même de le connaître de près. C’est d’ailleurs une chose qui réconforte que de savoir qu’on peut toujours le trouver très facilement, depuis des années, en lisant ses livres.
L’anniversaire de Ducharme ? Il faut surtout noter des célébrations de son œuvre qui s’annoncent pour l’automne. À Québec, dans le cadre du festival En toutes lettres, on le célèbre du 13 au 23 octobre par des lectures, des activités et des ateliers de toutes sortes. Des numéros de revues lui seront aussi consacrés. Et pendant ce temps, qui sait si Réjean Ducharme ne sera pas à nouveau devant sa table de travail...