La liseuse numérique, futur Big Brother?

Les géants du livre numérique peuvent savoir à quel rythme vous avez dévoré votre dernier bouquin virtuel, quel chapitre vous a le plus ennuyé et même si vous avez scruté les pages virtuelles dans le métro, au travail ou affalé dans le cocon douillet de votre divan préféré.
Avec l'apparition des nouveaux lecteurs numériques, le livre lu dans l'intimité du foyer deviendra-t-il une pure vision de l'esprit? Grâce aux fonctions intégrées aux plus récents Kindle (Amazon.com), iPad (Apple), Nook (Barnes & Noble) et cie, un troisième oeil s'immisce désormais dans le tandem livre-lecteur. Les nouvelles liseuses électroniques déploient l'équivalent d'un cordon ombilical entre le consommateur et les fabricants du nouveau jouet pour bibliophiles.Les dispositifs intégrés aux nouvelles liseuses permettent en effet aux fabricants de suivre page à page le parcours du lecteur dans son livre numérique, partout sur la planète. Ces milliers d'opérations et de clics exécutés sur les liseuses sont engrangés pour des durées encore inconnues, à l'instar des Facebook et Google de ce monde, offrant une autopsie complète des habitudes de lecture de l'utilisateur.
Si libraires et distributeurs se sont longtemps contentés du nombre d'exemplaires vendus pour jauger de la popularité d'un auteur, ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, la technologie pousse la chose un cran plus loin, intégrant un cheval de Troie au sein même de la bibliothèque du lecteur. À terme, l'outil intrusif offrirait la possibilité aux fabricants d'influencer les choix faits par les éditeurs, voire de moduler le style des écrivains, pensent certains libraires.
«Ce qui est incroyable, c'est qu'autant chez Amazon, Google Books, Apple iBook qu'à la FNAC, on garde ces infos plutôt que de les refiler aux éditeurs. C'est inquiétant, parce qu'à terme, les libraires et fabricants seront mieux équipés que les éditeurs pour connaître les habitudes de lecture de leur public», soutient Clément Laberge, vice-président chez De Marque, l'un des plus gros entrepôts de livres numériques au Québec.
Big Brother, version 2009
Plus que virtuel, le péril du contrôle du contenu à distance par les géants du livre numérique a aussi éclaté au grand jour en 2009 quand Amazon.com a fait disparaître des écrans de milliers de propriétaires de Kindle les versions numériques de 1984 et Animal Farm. Ironie suprême, les oeuvres de l'idéateur de Big Brother ont subi l'anathème suprême anticipé par leur propre auteur. Tout cela, en raison d'un litige opposant Amazon.com aux héritiers d'Orwell. Pschitt! D'un coup de clavier, Big Brother venait de mettre le pied dans la réalité numérique...
L'incident, estime Gilles Herman, éditeur chez Septentrion, laisse entrevoir les dérives possibles de cette technologie intrusive. «Je trouve cela très épeurant. Ça veut qu'on pourrait censurer et effacer à volonté certaines parties d'un livre, notamment dans certains pays où les autorités imposent leur carcan idéologique», dit-il.
Selon l'Electronic Frontier Foundation (EFF), un organisme américain dédié à la défense des droits des consommateurs à l'ère du numérique, aucune loi ne balise l'usage des données recueillies par le biais des liseuses. Si certains pays ont sommé Google et Facebook de gérer avec diligence l'avalanche des informations personnelles qu'ils détiennent, le champ est vierge pour ce qui est des appareils de lecture.
Souriez, vous êtes lus
Lors de son blitz Big Brother, Amazon.com a d'ailleurs été poursuivi par les lecteurs qui ont vu toutes leurs annotations et notes personnelles éliminées lors de ce zapping à grande échelle. À qui donc appartient ce qui se lit et s'écrit sur chaque tablette personnelle? La question reste floue.
Les défenseurs du droit à la vie privée tant aux États-Unis qu'en France n'ont pas tardé à sonner l'alerte devant cette nouvelle intrusion dans le champ de la vie privée. D'autant plus que ces données pourraient être utilisées à des fins beaucoup moins banales qu'il n'y paraît. Dans une récente entrevue au réseau NPR, Cindy Cohn, conseillère juridique à EFF, affirme que les informations obtenues grâce à la géolocalisation pourraient servir lors de poursuites judiciaires, notamment pour prouver ou infirmer la véracité d'un alibi. «Il y a en France un courant de gens qui militent pour avoir le droit de lire en paix, sans laisser de traces de ce qu'ils lisent», affirme Clément Laberge. Tout ce que vous lirez sera retenu contre vous...
Chose certaine, le phénomène mérite qu'on s'y attarde puisque les outils et tablettes multifonctions sont appelés à se multiplier. Au Consumers Electronics Show (CES), qui bat son plein à Las Vegas cette semaine, plus de 80 nouvelles tablettes ont été lancées. Aux États-Unis, le livre numérique accapare déjà 10 % des ventes de livres. Et selon l'agence de presse Bloomberg, Amazon.com aurait écoulé pas moins de sept millions d'appareils l'an dernier seulement, preuve de l'engouement des consommateurs pour ce nouveau mode de lecture.
Si Amazon.com et consorts peuvent contrôler les contenus à distance, ce n'est pas le cas au Québec, où aucun fournisseur de livres numériques ne dispose de son propre appareil maison. En France, toutefois, la FNAC (80 000 titres numériques) et France Loisirs viennent de pénétrer le cercle restreint des fabricants en lançant le FNAC Book et l'OYO. «Nous vendons le liseur de Sony, mais n'avons accès à aucune des données de lecture», affirme Sarah Houde, directrice du marketing et du commerce électronique chez Archambault, qui tient 25 000 titres numériques, dont 3000 d'auteurs québécois.
En plus de changer la façon de lire — en mode plus spontané, accéléré, faisant appel à l'interaction et à la prise de notes —, les liseuses dernier cri pourraient à terme changer la façon d'écrire, pensent certains libraires. «Ça va favoriser des formes littéraires, notamment les romans-feuilleton, dont le contenu peut évoluer en fonction de la réaction des lecteurs. Ou encore à des essais, auxquels pourront être ajoutés des tableaux informatifs, des repères historiques, etc.», affirme l'éditeur de Septentrion.
Pour l'instant, ces craintes ne hantent pas encore le milieu de l'édition québécois, où le livre numérique occupe toujours une niche marginale. «Ici, on travaille encore sur la disponibilité des titres et la mise en marché. On est loin de ça», affirme Clément Laberge.
Mais aux États-Unis, la combativité des géants du livre pour décocher leur part du marché n'a pas de limites. Là-bas, la plupart des livres à succès cartonnent déjà davantage en version numérique qu'en version papier. Entre Orwell et ses lecteurs rompus au numérique, il y a donc déjà un vrai Big Brother qui veille au grain.