Philosophie - Une nouvelle doctrine de la justice

La dédicace, «À la mémoire de John Rawls», donne à penser. Dans ce livre magistral, Amartya Sen, Prix Nobel d'économie en 1998, vient à la rencontre du philosophe qui a donné à l'éthique et à la philosophie politique de notre temps son cadre théorique le plus consensuel.
Depuis la parution, en 1971, de la Théorie de la justice, la discussion n'a cessé de revenir sur les conditions d'une société juste, pensées en tant que conditions reposant sur des procédures formelles acceptées de tous. Rawls a proposé une théorie devant conduire, au moins sur le plan des principes, à l'élaboration d'une justice idéale, parfaite: la justice comme équité. Dès la parution, les critiques insistèrent, nombreux, sur le caractère utopique d'une doctrine procédurale et plusieurs voulurent y introduire des amendements.La chose est compliquée dans une entreprise philosophique et la discussion atteint au tournant du millénaire un état de saturation. Mais cette situation est désormais bouleversée par la contribution d'Amartya Sen, qui propose une approche radicalement différente: au lieu de chercher «une» théorie idéale, l'économiste entreprend de formuler les moyens de réduire l'injustice. Cette tâche est pour lui concrète, mais elle se fonde aussi sur une doctrine de la raison pratique qui demeure philosophique dans sa méthode. De plus, et c'est une seconde différence avec la pensée de Rawls, cette entreprise accepte un pluralisme des logiques de la justice, en se fondant sur l'expérience de revendications rivales dans des milieux distincts. Amartya Sen, observateur rigoureux du développement, montre en effet que, même dans une situation d'étude impartiale, des positions contradictoires peuvent subsister, notamment sur des questions de répartition.
Le pluralisme est donc pour lui un fait rationnel, et non un échec de la raison, une conséquence qui le sépare sérieusement de Rawls. Une troisième différence caractérise son projet: plusieurs injustices sont réparables, indépendamment du cadre institutionnel qui gère la justice de l'État. Or, selon Sen, nous perdons beaucoup d'énergie à réformer les institutions, quand nous devrions nous intéresser aux «vies réelles». En s'intéressant à la liberté positive, selon la notion mise en avant par Isaiah Berlin, comme «capabilité», le penseur croit possible de susciter un intérêt pour la justice réelle; alors que se concentrer sur la liberté négative, c'est-à-dire sur l'absence d'interférence, peut conduire à la stagnation et à l'individualisme.
Ces trois perspectives peuvent être illustrées par plusieurs contributions de Sen à l'économie contemporaine du développement; par exemple, son travail sur l'indicateur du développement humain et la prise en compte de facteurs comme l'éducation et la santé. Mais dans ce livre, ce sont beaucoup plus les conséquences théoriques d'une approche positive qui sont mises en lumière. À la différence des théoriciens spéculatifs du contrat social, de Rousseau à Rawls, Sen se rattache à une tradition alternative, celle d'Adam Smith et de John Stuart Mill, penseurs attentifs d'abord aux modes de vie réels, aux interactions sociales. Ce qu'il critique sous le nom d'institutionnalisme transcendantal présente en effet un défaut capital à ses yeux: chercher le modèle idéal nous prive de la comparaison de situations réelles. Le réalisme de projets réalisables est dès lors occulté au seul profit d'une recherche du «juste».
Réalisme
Tout le travail de Sen consiste donc ici à exposer ce qu'est ce réalisme et comment il se différencie des «dispositifs» priorisés dans l'éthique standard aujourd'hui. Ce serait bien sûr beaucoup réduire son propos que de le ramener à une opposition entre une approche comparative et une approche transcendantale, mais même un lecteur profane, ignorant des subtilités de la philosophie morale, comprendra tout de suite que ce livre apporte un réel changement de paradigme. Pas seulement en raison de son intérêt authentique pour la nature des modes de vie et pour leurs conditions concrètes, mais aussi parce que la philosophie de la liberté qui en découle est incomparablement plus riche que la doctrine formelle. Pourquoi? Parce qu'elle est centrée sur les responsabilités historiques des sujets sociaux, découlant de leurs «capabilités».
Inspiré par plusieurs con-cepts de sa culture indienne natale, Amartya Sen donne plusieurs exemples des situations qui requièrent d'urgence une intervention «philosophique» en vue de la justice réelle. De la comparaison des conditions du développement à la justice pharmaceutique, il montre que la focalisation sur les institutions, par exemple les institutions d'une justice mondiale idéalisée, bloque tout effort réel sur des situations concrètes.
L'ambition du livre est donc considérable, on n'en ressort pas indemne. Est-ce seulement l'effet d'une expertise économique considérable s'adressant au philosophe spéculatif? Il y a bien des raisons de croire que, même si c'est le terrain du développement qui a conduit Sen à ces propositions audacieuses, il aurait pu le faire uniquement sur des bases philosophiques, notamment par sa critique du contrat social. Son ouvrage accorde en effet beaucoup d'importance à la diversité des formes de rationalité, et notamment aux notions d'impartialité et d'objectivité.
Dans la partie la plus neuve, celle qui concerne les «matériaux de la justice» et qui introduit son travail sur les «capabilités», ce n'est pas d'abord un économiste qui parle, mais un philosophe soucieux de la formulation de principes différents de ceux mis en avant par Rawls. De même, en philosophie politique, sa pensée sur la démocratie, en relation étroite avec le développement, n'est pas seulement le résultat d'une approche économique, mais l'expression d'une doctrine philosophique revue des droits à l'échelle mondiale. La passion du développement, la recherche de nouveaux chemins pour vaincre les inégalités donnent donc à ce livre une portée inestimable, et sans dire qu'il rend la pensée de Rawls caduque, ce qui serait bien entendu ridicule, il nous force à la considérer sous un jour entièrement neuf. C'est un ouvrage majeur et qui fera date.
***
Collaborateur du Devoir
***
L'idée de justice
Amartya Sen
Traduit de l'anglais par Paul Chemla
Flammarion
Paris, 2010, 558 pages