Littérature française - Le détachement Houellebecq

L’écrivain Michel Houellebecq lors de son récent passage à l’émission Le Grand Journal, en France, à l’occasion de la parution de son dernier roman, La Carte et le Territoire
Photo: Agence France-Presse (photo) Pierre Verdy L’écrivain Michel Houellebecq lors de son récent passage à l’émission Le Grand Journal, en France, à l’occasion de la parution de son dernier roman, La Carte et le Territoire

C'est l'écrivain le plus contesté et le plus en vue à Paris: Michel Houellebecq revient en force dans La Carte et le Territoire, le regard fixé sur les normes du quotidien. L'ouvrage est de son meilleur cru. Incontestablement, il captive. Houellebecq sait raconter une histoire vraie-fausse, qui déclenche affects et réactions. On l'aime ou on le déteste. Retour sur le phénomène.

La Carte et le Territoire raconte la vie d'un photographe qui expose, scénarisés, des pans de cartes Michelin. Belle idée. Dynamiser le territoire d'un myope, en faire des images d'exposition, pôles d'attraction vendeurs, et montrer le réseau qui gravite autour — famille, amis, relations. Exit les ratés des Particules élémentaires, on est au coeur de la dynamique des tenants et des aboutissants. On les reconnaît, ces branchés de la culture et du show-bizz, ces Beigbeder fabriqués de toutes pièces, Jeff Koons, parangon du néo-pop art, et Damien Hirst, vendeur d'animaux dans le formol à prix exorbitants.

Ils sont nés dans les années 50 ou 60, incubés dans la Factory de Warhol. Aux ready-made de Duchamp, ils ont ajouté force bibelots rococo, ordinateurs, fleurs et toutous; ils ont étiré une adolescence béquillée, chromée. Au commerce de la culture, ils sont cotés. Avec leur image surcomposée, ils soignent la machine à succès qu'ils alimentent et qui les fait marcher.

Houellebecq a touché sa cible depuis longtemps. Du côté des arts visuels, les plasticiens sont les plus visés. Sa force littéraire? Son attention au quotidien d'un Fernand Braudel, décryptant les «structures du quotidien», et les rapports de domination décrits par Pierre Bourdieu.

Il en fait une machine à raconter, une dynamique de langage apte à produire des clones. Avec elle, il traque les avatars de la violence symbolique, légitimée autant par les artistes que par les politiciens et les économistes, qui imposent leurs stratégies dirigeantes au monde social.

Le paradoxe Houellebecq


Le résultat littéraire est assez époustouflant. Pas un livre de Houellebecq qui ne donne le bourdon, qui ne répande la déprime. Inlassable et bien armé, il touche dans le mille. Qu'il ait plagié Wikipedia, comme le révèlent avec fracas les médias parisiens, bingo; c'est l'occasion pour lui de redire, avec sa morgue insolente, son mépris des médias. Il est réédité deux fois depuis le 3 septembre, date de parution. Tilt au top-ten.

Rien d'étonnant: l'esthétique Houellebecq est la parodie sans chichi, l'apogée du postmoderne, le réemploi du banal, la communication exempte de kitsch. Telle est son écriture: avec la rigueur du pop art, un style aussi plat qu'un complet cravate, efficace dans son égal gris neutre, son réalisme accole les données authentiques à un sens critique répandu. Qu'il se manifeste avec dédain, cette amoralité sophiste et ce vain détour hors de soi sont dans le tableau.

Qu'il pousse sa critique des apparences jusqu'aux formes artistiques du désintéressement, qu'il pose ou qu'il morde, c'est une question d'époque confuse. Voyez ce Beigbeder convoqué dans La Carte et le territoire, chroniquant dans L'Express: «Voilà un roman qui raconte la vie d'un artiste peignant les gens importants de son temps.» Sans rire.

Houellebecq n'est ni dandy ni blasé. On l'a qualifié de réactionnaire, de rebelle, de marchand de vent. Sa visée juste du miroir placé sur la carte, pas celle du tendre, mais d'un navigateur GPS raccourcissant la vision large, est celle des schémas concernant un monde sans imagination, plus misérable qu'intéressant.

Littérature des symptômes et des codes: «Les restaurants aiment les people, c'est avec la plus grande attention qu'ils suivent l'actualité culturelle et mondaine, ils savent que la présence de people dans leur établissement peut avoir un réel pouvoir d'attraction sur le segment de la population abrutie-riche dont ils recherchent en tout premier lieu la clientèle; et les people, en général, aiment les restaurants, c'est une sorte de symbiose qui s'établit, tout naturellement, entre les restaurants et les people.» Suivez le mode d'emploi, les étiquettes recopiées, la rumeur, les cartes postales et les images cadrées sur lesquelles votre mémoire s'est arrêtée, les prenant pour vos vrais souvenirs. Qui échappe à ce snobisme et aux modes, issus des quartiers protégés? Cette histoire mentholée est un exercice de détachement, qui vous dit comment notre société fonctionne, avec nous dedans.

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