Poésie - Deux veilleurs: Jean Charlebois et Jacques Rancourt

Veilleur sans sommeil
Photo: Veilleur sans sommeil

À celles et ceux que la passion amoureuse intéresse, S'ininterrompre tout à coup au beau milieu d'une phrase est dédié. À celles et ceux que le sort de l'humanité mortelle préoccupe, ce recueil de Charlebois est destiné (voir A.F.P.). Consacré aussi est-il à celles et ceux qui croient que la dignité de la vie s'avère irremplaçable (voir Euthanasier...). On n'est jamais loin ici d'une méditation attentive au moindre soubresaut de l'âme, chez ce poète dont l'œuvre est tout entière vouée à la louange de la femme aimée, à son ultime présence vivante.

«Pour avoir de l'adhérence sur la terre», le poète ne peut se passer d'elle qui, à chaque regard, rend l'univers un peu plus habitable. À cause d'elle, il peut affirmer: «je continue de croire / qu'un jour nous pourrons vivre sans chercher le monde». Ce livre beau, empreint d'une parole en quête d'une harmonie indécidable, faillible mais urgente, trace des lignes d'ancrage dans la mortelle incertitude de vivre, «dans la belle paix du coeur entier».

Même si «être heureux est injuste», n'empêche que cette tension qui nous propulse vers cette aspiration improbable s'impose chez Charlebois sans jamais se démentir. Livre d'empathie aussi, pensons à Lui il est «mouru»..., texte dans lequel l'auteur s'insurge contre la violence subie par les enfants, ou à Jamais défigurée, qui se révolte contre les éventuelles affres de la maladie que pourrait subir son amoureuse. N'affirme-t-il pas: «j'insiste, si tu mourais, je mourrais de ne pas mourir avec toi»? L'auteur promet alors de tout faire pour empêcher quelque souffrance dégénérative chez celle dont la «beauté ne fait jamais de bruit quand elle parle». Comment faire autrement quand on est convaincu, comme il en témoigne, que «tout sera nous»? Superbe recueil aux élans reverdiens, élans passionnels que les mots portent avec intensité.

Jeux de mots et mots d'amour


Comme le dit Henri Meschonnic dans sa (très mauvaise!) préface «Un livre-oeuvre» à Veilleur sans sommeil: «Jacques Rancourt est un promeneur des mots, un marcheur chez lui, partout, pas avare de conseils.» En effet, l'auteur tend ses poèmes entre un humour souvent primaire et un regard attentif aux moindres émois de la nature dont il témoigne de la plus ouverte manière. Là, comme chez Charlebois, la femme prend une place primordiale, et c'est souvent pour elle que les textes vivent: «je te fais parfois l'amour comme un café sans sucre / et je ne suis pas drôle // nous boirons ensuite un grand coup de lait ou de thé / et repartirons vivre».

Cette rétrospective, préparée par le poète lui-même, nous permet de reprendre contact avec une oeuvre commencée déjà depuis 1974; et c'est souvent un bonheur de lecture qui nous attend à travers cette avancée qui a des allures très contemporaines. Comme il est de mise dans nombre de recueils actuels, les choses les plus concrètes, les plus anodines même, donnent lieu à l'image, s'imposent comme creuset d'une «réflexion» qu'on pourrait dire métaphorique, relançant le banal jusqu'au plus intense frémissement sensible. Par exemple, dans Un long voyage (1980), ce très beau poème: «Il vaudra mieux ne pas coudre mes paupières / l'un après l'autre mes yeux se détacheront / ils entreprendront avec le sperme un long voyage de femmes et de poissons.» Ce dernier texte trouverait peut-être écho, vingt-cinq ans plus tard, dans cette Descente de bain (2005): «Le lac ressemblera à la mer / la même eau ronde sous la même lune // il y aura du ciel à l'infini / et des descentes de bain // de quoi rallier les poissons et les hommes.»

Depuis les origines de sa poésie, donc, Rancourt cherche à concilier, à partir d'un regard posé sur la vie la plus simple, l'image la plus incongrue comme la plus quotidienne à la part d'étonnement qu'elle confère à toute poésie véritablement incarnée.

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Collaborateur du Devoir

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