Entrevue avec Monique LaRue - Psychanalyse de l'âme québécoise

Au commencement, dans la Bible, étaient deux frères, Caïn et Abel. Le premier jalousant férocement le second au point de lui donner la mort. Dans L'oeil de Marquise, le dernier roman de Monique LaRue publié chez Boréal, les deux frères, Doris et Louis, sont québécois. Et, au-delà de l'amour du père, sujet tabou de leur mésentente, c'est le second référendum sur l'indépendance du Québec qui les divise et les oppose, l'un étant un indépendantiste convaincu, l'autre portant le fardeau de la culpabilité chronique d'un racisme peut-être inconscient. Marquise, leur soeur, est aussi la narratrice. C'est le témoin permanent et discret de cette discorde, l'oeil qui suit ses frères à travers leur histoire, à partir de l'enfance.
Marquise est discrète, notamment sur ses opinions politiques, mais elle n'en est pas moins pilier du roman, elle qui, dans sa jeunesse, était amoureuse éperdue d'un Belge d'origine, ardent militant pour l'indépendance du Québec et qui, ensuite, se mariera avec un Juif bilingue qui est ouvertement contre. Dualité québécoise, donc, qui traverse tout ce roman qui plonge hardiment dans les sensibilités vives des Québécois, plus exacerbées que jamais après l'échec du second référendum sur l'avenir du Québec tenu en 1995, et surtout après le discours amer du premier ministre et indépendantiste défait Jacques Parizeau, blâmant «l'argent et les ethnies» pour son échec.Après ce deuxième référendum sur l'avenir du Québec, «mon frère Doris, plus sérieux, plus zélé que jamais, s'est mis à demander à n'importe qui et à tout le monde si on pouvait être raciste à son insu, inconsciemment raciste, à soupçonner notre famille, notre père, notre grand-père Cardinal de racisme, à traiter Louis de raciste. Un mot que nous n'arrivions pas à nous mettre dans la bouche, à prononcer normalement dans des phrases dont l'un de nous était le sujet. Un mot qui n'existait pas dans notre enfance (...)», écrit d'entrée de jeu Monique LaRue, une des invités d'honneur du Salon du livre de Montréal.
Cette réflexion sur la dualité québécoise, notamment face à l'immigration, n'est pas nouvelle dans l'oeuvre de la romancière.
Déjà, dit-elle en entrevue, dans La Démarche du crabe, roman paru en 1995, elle avait abordé le thème par le biais d'un personnage. Mais c'est un essai, une plaquette intitulée L'Arpenteur et le navigateur, publié en 1996, qui l'a véritablement propulsée au coeur du débat.
«Quand j'ai publié L'Arpenteur et le navigateur, je ne pensais pas que cela jouerait un tel rôle dans mon esprit, j'étais déjà en train de rédiger La Gloire de Cassiadore, donc j'ai pris le temps de le finir. Et après cela je suis revenue à L'Arpenteur et le navigateur», dit-elle. Cet essai, il était le fruit d'une conférence que la romancière avait donnée, après le référendum. Alors que cette fois, on est vraiment en plein roman.
«Mon art est l'art du roman, mais j'ai pensé qu'il n'y avait pas que moi, mais toute la société qui était interpellée par cette question, et j'ai décidé de la traiter à ma manière, donc à travers des personnages, et une conscience qui est celle de Marquise, qui n'est pas la mienne», dit-elle.
Questionnement sur le racisme
Allant au plus profond des interrogations québécoises fouettées par les propos de Parizeau en 1995, Monique LaRue prête à son personnage de Doris ce questionnement sur le racisme québécois. Les trois frères et soeur ont d'ailleurs une photo de leur ancêtre posant devant une affiche à l'entrée de son village qui proclame «Les juifs ne sont pas les bienvenus dans notre municipalité».
Cette photo existe, explique Monique LaRue en entrevue, elle est au musée de l'Holocauste de Montréal.
Pour elle, la question du rapport à l'altérité est au coeur de la société québécoise, constamment préoccupée de sa survie.
«Le racisme inconscient a souvent été évoqué. C'est une hypothèse: est-ce qu'on peut être inconsciemment raciste. La question se pose réellement à mon personnage. C'est plus profond qu'une petite dispute sociale, c'est le rapport à l'altérité. Ce rapport à l'altérité est-il seulement conscient?». Elle pose la question sans y répondre.
L'altérité, c'est le thème qui traverse tout le roman de Monique LaRue. Dans la vie collective, mais aussi dans la vie intime. Elle passe par ces frères, qui partagent le même sang mais qui sont si différents. Elle passe aussi par cette femme, Marquise, partagée entre eux deux, alors qu'elle-même vit avec un homme d'une autre culture que la sienne. Le roman est tout à fait actuel en ce sens qu'il nous invite à apprendre à vivre avec qui est différent de soi: peut-être le plus grand défi de la société d'aujourd'hui.