La part manquante

Nelly Arcan
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir Nelly Arcan

Voici le livre d'une suicidée. Avant même d'ouvrir Paradis, clef en main, c'est la première idée qui vient. Comment y échapper? C'est le dernier livre qu'aura écrit, terminé, relu et corrigé Nelly Arcan avant de se tuer, à 36 ans, le 24 septembre dernier.

À supposer que l'on tente de l'oublier, tout est là pour nous le rappeler. Dans le livre, je veux dire. Il suffit de lire les premières lignes: «On a tous déjà pensé à se tuer. Au moins une fois, au moins une seconde, le temps d'une nuit d'insomnie ou sans arrêt, le temps de toute une vie.»

Et ça continue: «On y a tous pensé, à s'expédier dans l'au-delà, ou à s'envoyer six pieds sous terre, ce qui revient au même, d'un coup de feu, bang. Ou encore à en finir sec dans le crac de la pendaison. La vie est parfois insupportable.»

Ça continue comme ça... Bien au-delà des premières lignes, du premier paragraphe. Bien au-delà du premier chapitre qui nous est donné à lire depuis deux semaines, déjà, sur le Web.

On va comprendre très vite que la narratrice de Paradis, clef en main a tenté plusieurs fois de s'enlever la vie. Que cela n'a rien à voir avec un découragement passager, une peine d'amour non soignée, une dépression qui ne dit pas son nom.

Cela a à voir avec un mal de vivre, un mal à l'âme, un manque persistant, incrusté dans toute sa personne. Cela a toujours été là, cette pulsion de mort, dans son sang. C'est ce qu'elle dit, la narratrice de Paradis, clef en main.

Et parce que cela a toujours été là, justement, que ça ne s'est jamais démenti, parce qu'elle voulait être certaine de ne pas se manquer, elle a décidé de faire appel à un organisme spécialisé, appelé: Paradis, clef en main.

Cet organisme facilite le suicide des personnes non pas malades, déjà condamnées, mais en bonne santé... du moins, physiquement.

Des personnes qui jugent que leur vie, comme leur mort, leur appartient. Qui n'en peuvent plus de souffrir intérieurement.

La nuit d'un futur incertain

Nous sommes dans un futur incertain. Nous sommes, en fait, deux ans après l'appel lancé par la narratrice à Paradis, clef en main, à l'âge de 30 ans. Ça n'a pas marché: défectuosité technique, ou quelque chose comme ça, la guillotine qui devait lui couper la tête a raté sa cible, ça demeure inexpliqué.

Toujours est-il que nous sommes dans la chambre de la survivante, elle est branchée à une machine qui aspire ses liquides organiques, elle est paraplégique. Ses jambes sont mortes, son sexe aussi. Seul réconfort: l'alcool. Auprès d'elle, une mère toute-puissante, qu'elle exècre... à première vue, pour l'instant du moins.

Ça commence là. Deux ans après le énième suicide raté de la narratrice, celui qui devait pourtant réussir. Ensuite, on alterne. Trois champs de narration: ce qui se passe dans la chambre; ce qui s'est passé à partir du moment où Paradis, clef en main est entré en jeu; ce qui s'est passé avant tout cela, depuis le début, ce qui a toujours existé chez la narratrice: son désir de mourir, incessant.

Bien sûr que nous sommes dans la fiction. Bien sûr que Paradis, clef en main n'existe pas dans la réalité... pas comme ça, pas encore. Bien sûr que la narratrice, Antoinette Beauchamp, n'est pas Nelly Arcan.

D'ailleurs, Antoinette Beauchamp, elle, finit par se tourner vers la vie. Par un concours de circonstances qui, bien franchement, peut paraître tiré par les cheveux, un peu forcé. Mais passons.

Toute l'aventure du suicide orchestré par Paradis, clef en main est présentée comme une course à obstacles, un jeu d'épreuves, dans un monde parallèle qui tient de la fable. On y rencontre des personnages bizarres, dont un psy nain qui semble plus fou que ses patients. On passe d'un bar de danseuses nues à une église désaffectée, on joue au poker dans un zoo...

C'est l'invention poussée à fond. C'est fou. C'est plein d'imagination. C'est même drôle par moments. C'est une histoire en soi. C'est une nouvelle Nelly Arcan que l'on découvre, une autre que celle de Putain et de Folle, ou même d'À ciel ouvert.

C'est-à-dire: les thèmes abordés demeurent à peu près les mêmes — la mort, le désir, le rapport au corps, la détestation de soi et du monde, etc. — mais la façon ludique de les mettre en scène surprend.

Pourtant, ce qui frappe, ce qui frappe vraiment, ce qui fait la force de Paradis, clef en main pourrait être ailleurs. Parce qu'on est porté à lire ces quelque 200 pages à la lumière de l'acte tragique, ultime, de son auteure?

Ce que je n'ai pas encore dit, c'est ceci: j'ai lu ce livre deux fois. La première sur manuscrit, un mois avant que Nelly Arcan s'enlève la vie. Je viens de le relire, sans pouvoir faire abstraction de son suicide, bien sûr.

Tout ce qui se passe dans l'avant-Paradis, clef en main, c'est-à-dire tout ce qui concerne la plongée dans la souffrance intérieure d'Antoinette Beauchamp depuis qu'elle est au monde, fait encore plus mal, maintenant.

C'est tellement déchirant. Tellement dur, en même temps. C'est tellement ça. L'impression d'entrer dans l'âme noire d'une suicidaire, d'entendre sa voix, son souffle. Ce n'est pas de la curiosité morbide. C'est comme ça. Ça s'impose.

Mais ce que j'aimerais dire, surtout, c'est que j'avais eu la même, mais vraiment, la même impression à la première lecture du livre. Quand Nelly Arcan était encore en vie. Sauf que je me disais: heureusement, ce n'est que de la fiction.

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