Histoire - Robert Rumilly, duplessiste et usurier

Dans les années 60, au cours d'un cocktail littéraire tenu au Ritz, à Montréal, l'un de nos écrivains s'avance vers Robert Rumilly, historien à la silhouette filiforme et au visage émacié. Il lui demande: «Ne seriez-vous pas François Mauriac?» Outré, l'intellectuel québécois d'origine française lui répond d'un ton sec: «Je n'ai pas ce déshonneur.» Et il lui tourne le dos.
Son interlocuteur, c'était bien sûr Jacques Ferron. Il n'y avait que lui pour narguer aussi sournoisement l'incorrigible maurrassien et pétainiste en l'assimilant à Mauriac, catholique d'une gauche qui, si modérée fût-elle, représentait, aux yeux de Rumilly, le comble de l'horreur.Un tenant de l'extrême droite française, tendance qui souvent se sert de l'Église à cause de son armature sociale au lieu de s'inspirer de son message spirituel, préfère qu'on le compare à un communiste plutôt qu'à quelqu'un de sensible à l'origine évangélique du catholicisme. Dans son excellente biographie Robert Rumilly, l'homme de Duplessis, Jean-François Nadeau, directeur des pages culturelles du Devoir, en est très conscient.
Toutefois, par son analyse fouillée de la personnalité aussi bien que de l'oeuvre de Robert Rumilly (1897-1983), il va beaucoup plus loin que la pointe ferronienne, pourtant si lumineuse. Le biographe ne perd jamais de vue que les trop nombreux livres (environ 90) consacrés par l'historien de près ou de loin au Québec cachent l'arrière-pensée d'un fils de la France martiale, chauvine et colonialiste, nullement étrangère à «un siècle de boucheries».
Au Musée de médecine militaire du Val-de-Grâce, à Paris, on lui avait montré des «moulages de membres déchiquetés, broyés». Nadeau les revoyait dans la «suite de cauchemars» qui traversait la gestation de son ouvrage sur Rumilly.
Perspicace, il expose les inconséquences de la position maurrassienne cultivée par le polygraphe, immigré au Québec dès 1928. Il souligne que des idées, en apparence aristocratiques, comme le royalisme, l'antidémocratisme et le mépris du grand capital, peuvent s'accommoder respectivement de velléités fascistes, de l'aventure électorale et de la recherche peu scrupuleuse du succès financier.
Nadeau décèle la «figure royale de substitution» dans l'imaginaire d'un historien aux interprétations pourtant ténues. Il en donne des exemples très parlants: Henri Bourassa, dont Rumilly mettait en relief les aspects les plus à droite d'une pensée complexe, Camillien Houde, maire plébéien à l'antisémitisme latent, surtout l'autoritaire Maurice Duplessis, dont le natif de la Martinique, élevé en Indochine et à Paris, se faisait l'apôtre avec un aplomb hérité d'un empire colonial.
Pour avoir révélé la grande volte-face politique du polygraphe rompu à la spéculation foncière et à l'usure, Nadeau a droit, de la part de nos intellectuels, à une reconnaissance toute particulière. Il nous apprend qu'à la fin des années 50 et au début de la décennie suivante, Rumilly soutenait le séparatisme québécois. Mais l'historien a vite renoncé à la cause. Il s'est rendu compte que la souveraineté, si naturelle pour une puissance colonisatrice, comme la France, ne l'est pas du tout pour une nation dominée, comme le Québec.
La revendiquer suppose, en effet, l'emploi d'un terme contre nature pour un homme d'extrême droite, d'un mot qui, à lui seul, distingue la gauche de tout ce qu'elle n'est pas: libération.
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ROBERT RUMILLY
Jean-François Nadeau
Lux
Montréal, 2009, 416 pages
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Collaborateur du Devoir