Paul est-il devenu le Tintin du Québec?

Les Français ont Astérix. Les Belges peuvent se vanter d'avoir fait naître Tintin. Les Américains ont donné des ailes aux super héros... Après 10 ans d'existence, Paul, ce personnage de bande dessinée imaginé par Michel Rabagliati, est-il en train de s'imposer comme l'emblème du 9e art au Québec?
Le visage masculin posé à gros traits sur le sac en matière recyclable d'une grande chaîne de librairies ne pouvait qu'attirer les regards. Sans texte, sans un mot, mais avec un coup de crayon déterminé à ramener par la ligne claire les années 1950 à notre époque, il donnait très vite une impression de déjà-vu: «sibonac», mais il s'agit de Paul, le personnage inventé par Michel Rabagliati!À titre de héros du 9e art pour adultes, la présence de ce jeune graphiste montréalais sur un produit dérivé utilisé pour le transport des marchandises n'est certainement pas banal au Québec. Elle n'est pas non plus qu'anecdotique: deux t-shirts à son image circulent en ce moment et un autre sac de lutte contre le plastique est sur la table à dessin.
Pis, sur la Rive-Sud, un chocolatier artisanal songe à mettre la face du personnage sur le côté pile de ses chocolats, façonnant du coup le mythe de Paul, que la vie semble vouloir amener désormais en dehors de son propre univers.
«Nous sommes devant un personnage qui sort de la case, lance Réjean Saint-Hilaire, responsable du rayon bédé de la Librairie Monet au nord de Montréal. Paul, c'est quelqu'un d'unique. Il commence à prendre une place très importante dans l'imaginaire collectif. En 20 ans de carrière, je n'ai jamais vu une chose pareille pour de la bande dessinée d'ici.»
Une sortie remarquée
La sortie cette semaine du sixième volume consacré à la vie tranquille de Paul — Paul à Québec (La Pastèque), c'est son titre — en a d'ailleurs livré une belle preuve. Avec une force expectative étonnante pour un récit à bulles, la planète média n'a pas manqué de souligner la naissance du p'tit dernier de Rabagliati. Le titre n'était toujours pas en vente libre dans une librairie près de chez eux que Michel et son Paul se sont retrouvés à la une d'hebdos culturels, en pleines pages de quotidiens généralistes, au coeur d'émissions de radio et de télévision populaires du matin, de l'après-midi ou du soir. Et ce n'est sans doute qu'un début.
«On ne voit pas ça pour la littérature, poursuit M. Saint-Hilaire. Rabagliati reçoit en ce moment le traitement que l'on réserve d'habitude à un Michel Tremblay ou une Marie Laberge. Pour un bédéiste, c'est rare.»
En donnant vie à son Paul à la campagne en 1999, Rabagliati, un illustrateur professionnel alors en quête d'une autre forme d'expression, n'avait certainement pas calculé que son personnage allait finir par prendre une telle envergure. «J'ai fait ça de manière intuitive, explique-t-il. Tout ce que je voulais, c'était croiser ma vie avec celle de Paul pour raconter des histoires pas très compliquées. Paul ne possède pas beaucoup, mais il réussit à trouver son bonheur dans l'harmonie des petites choses de son quotidien.»
La recette est simple. Elle est aussi sans doute à l'origine du succès de ce sympathique Paul, dont l'existence a été traduite à ce jour en anglais, en allemand, en espagnol ou encore en néerlandais. Le premier chapitre de sa vie, lancé il y a 10 ans en toute confidentialité, a tout de même été tiré à 800 exemplaires. Pour Paul à Québec, c'est 16 000 copies — un chiffre étourdissant pour de la bédé québécoise — qui viennent d'être mises en marché, soit 6000 de plus que pour les aventures précédentes, Paul à la pêche, dont le succès a été indéniable et qui, par effet d'entraînement, se prépare à trouver une nouvelle jeunesse.
Des traits qui parlent
«L'auteur est habile», résume Mira Falardeau, qui vient de signer un essai sur l'Histoire de la bande dessinée au Québec (VLB éditeurs). «Il a réussi à imposer son personnage dans l'imaginaire collectif avec des allusions très personnelles, mais aussi l'évocation de lieux, d'événements et de personnages que tout le monde connaît. Il est un peu comme le personnage d'un téléroman. Paul, avec son caractère ordinaire, finit par symboliser tout le monde.» Et le public semble aujourd'hui sérieusement en redemander.
«Michel Rabagliati, c'est plus qu'un gars qui fait de la bédé», dit Caroline Merola, bédéiste au début des années 1990 (Ma Météor bleue, La Maison truquée) et aujourd'hui illustratrice de livres pour enfants. «Il raconte des choses personnelles avec beaucoup d'art et d'inspiration, et ça nous parle plus que d'autres oeuvres parce que ses aventures se déroulent ici.» «Paul, c'est devenu un ami, renchérit Réjean Saint-Hilaire. Quand il sort un album, c'est comme s'il nous invitait à souper. On a hâte de l'entendre nous raconter ses affaires. Même si c'est banal.»
Dans une quincaillerie pour planifier la rénovation de sa salle de bain, confronté à la fausse couche de sa blonde ou à la mort de son beau-père, torturé par l'achat d'un ordinateur, Paul, avec son authenticité et sa familiarité, séduit. «On est devant une oeuvre qui essaie de sortir de l'univers traditionnel de la bédé [avec ses personnages imaginaires et ses mondes qui le sont tout autant] pour se rapprocher d'une représentation plus réaliste du monde», résume Michel Prévost, professeur de littérature à l'Université d'Ottawa et tintinophile avoué. «C'est un peu comme Persepolis [de Marjane Satrapi]. Ça a un impact immense. Mais est-ce que ça va durer dans le temps?»
Caroline Merola en est persuadée. «Ça va devenir un classique indémodable, lance-t-elle. Un peu comme Tintin qui est aujourd'hui plein d'enseignement sur les années 1950, Paul va permettre dans quelques années d'avoir une lecture instructive des années 1990 et 2000 sur lesquelles il repose aujourd'hui. C'est la preuve que l'on est devant quelque chose de gros.»
Phénomène unique
Sans préméditation — c'est ce que prétend Rabagliati —, Paul serait donc en train d'atteindre doucement ce statut d'icône du 9e art. Un titre dont se sont approchés d'autres personnages par le passé.
Des noms? Capitaine Kébec de Pierre Fournier, dans les années 1970 ou Michel Risque, 10 ans après, de Fournier et Réal Godbout, mais également Les P'tits Mecs de Line Arsenault ou bien Baptiste le clochard, d'André-Philippe Côté, qui n'ont toutefois jamais réussi à s'élever au niveau de Paul. Leurs publics étaient trop ciblés, des mâles pré ou post-pubères pour les uns, ou géographiquement restreints à la région de la Capitale-Nationale, pour d'autres.
«Le phénomène est unique, reconnaît M. Prévost, mais pour avoir une véritable emprise sur l'imaginaire, Paul va devoir se promener à l'avenir d'un médium à un autre. Les mythes se construisent comme ça: ils naissent dans la littérature avant d'être repris par le cinéma ou la télévision, ou inversement. L'oeuvre doit exister au-delà de sa forme d'origine.»
Avec quelques produits dérivés mis sur le marché, le mythe de Paul semble donc sur le bon chantier de construction. Surtout que le personnage est aussi régulièrement interpellé pour poursuivre ses aventures sur un écran, avoue Rabagliati, qui précise toutefois n'avoir pas encore été placé devant l'offre qui tue. Et les discussions n'ont pas achoppé pour des raisons bassement financières. «Je veux juste que ce soit bien fait, un peu comme Persepolis», lance le père de la créature mi-réelle, mi-imaginaire.
Et il ajoute: «Pour l'instant, les produits dérivés, c'est discret et j'aime ça comme ça. Quand j'imagine une surabondance de bébelles, ça me déprime un peu. Je ne veux pas voir la face de Paul sur le cul d'un autobus ou à côté des personnages d'Histoire de jouets [un film d'animation de Walt Disney]. Pour moi, ça dévaluerait mon affaire. Aujourd'hui, ce que je veux, ce qui me rendrait le plus fier, c'est que Paul s'installe pour toujours dans la culture québécoise, comme une chanson de Robert Charlebois. C'est tout.» Et c'est certainement en train de se produire.