Histoire - Au temps des chevaux en ville

Partie de polo à Montréal
Photo: Partie de polo à Montréal

Depuis cinq mille ans, l'histoire de l'homme est liée de façon intime à celle du cheval. Et pourtant, la seconde est peu utilisée pour comprendre la première. Avec la trilogie sur La Culture équestre de l'Occident (XVIe-XIXe siècle), dont il amorce la parution par Le Cheval moteur, l'ambition affichée par l'historien Daniel Roche est de combler ce manque étonnant, de rétablir la réalité d'une influence souvent négligée, ou minorée.

Professeur au Collège de France depuis 1998, Daniel Roche scrute avec minutie l'histoire de la société française, de ses villes, de ses transports, de ses idées. Le cheval est l'un des objets de recherche, et même de passion, de cet universitaire boulimique. Le sous-titre de sa trilogie, L'Ombre du cheval, illustre bien son propos.

Pour lui, pendant quatre siècles, la société a vécu, bougé, sous le signe d'un cheval à la fois moyen de transport, instrument de la puissance et «capital vivant que les hommes ont amélioré et adapté à leurs exigences». Autrement dit, «un phénomène global, aussi révélateur que le serait l'automobile pour un historien du XXe siècle», au centre d'intenses débats, qui agitent l'armée, l'administration, le monde du commerce et celui des agronomes...

Daniel Roche inscrit donc le cheval comme un élément déterminant dans l'histoire urbaine, l'histoire économique ou celle des transports. C'est pourquoi le «cheval moteur», celui du premier tome, est essentiel dans son travail.

Car la «centralité», la «présence générale» des chevaux, «de la Renaissance à l'époque contemporaine [...] sont induites par des besoins énergétiques moteurs». Autour du cheval, explique l'auteur, se produit en permanence un double mouvement: «l'impulsion économique (les chevaux doivent répondre à un usage) et idéologique (ils traduisent le rang et la fonction)». Le cheval évoqué ici est celui qui transporte, fournit son énergie à l'État, à l'agriculture, au commerce: «massivement le rôle économique domine, mais ce n'est pas lui qui est le mieux connu, car le cheval de guerre a plus fasciné les historiens que le cheval de labour», pourtant figure emblématique du monde rural.

Mais le cheval a aussi façonné la ville: «La vie moderne, celle de la ville moderne [...] est fille des chevaux.» Avec les métiers du cheval, le chapitre sur le cheval en ville est d'ailleurs le plus saisissant, par sa description apocalyptique des conditions de circulation au temps des chevaux.

Dans le Paris des années 1830, il faut se garer des «cochers criminels» et des cavaliers chauffards: «[ils] galopent leur monture comme à l'entraînement, [...] les essaient rue Basse des Remparts, ce qui nuit aux locations des maisons. La rue Tronchet est transformée en hippodrome»... Fin XIXe, ses 100 000 voitures quotidiennes valent au carrefour Montmartre le surnom éloquent de «carrefour des écrasés»!

Tout le livre témoigne d'une érudition prodigieuse. Daniel Roche consacre près de quarante pages aux seuls maréchaux-ferrants. Sans oublier les autres métiers du cheval — et ils sont innombrables. Les descriptions sont méticuleuses, le sens du concret poussé jusqu'au détail le plus ténu: «une roue c'est un bois: les moyeux exigent de préférence de l'orme; les rayons, du chêne résistant et à coeur lisse; les jantes, du frêne».

Le sérieux et l'exhaustivité (les notes à elles seules font cinquante pages) de cette histoire de l'homme, revisitée par le cheval, ont un prix: il faut entrer dans ce monument encyclopédique, un peu trop bien gardé par une écriture quelquefois sévère. Mais une fois à l'intérieur, les réserves sont balayées par un foisonnement d'informations presque vertigineux.

Daniel Roche, en quelque sorte, réhabilite le cheval comme objet historique, au coeur de l'évolution de nos sociétés. Il faut l'en remercier et saluer le clin d'oeil, peut-être involontaire, de l'universitaire de 73 ans à notre époque: son premier tome paraît au moment même où la vogue et les nécessités du développement durable, la hausse du pétrole, ravivent réflexions et expériences, précisément sur le «cheval moteur», qui vient de trouver son maître historien.

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La Culture équestre de l'Occident

(XVIe-XIXe siècle)

Tome I: Le Cheval moteur

Daniel Roche

Fayard, Paris, 2008, 484 pages

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