Éditions de l'Homme: 50 ans d'édition
Cela a commencé avec l'affaire Coffin. Deux ans après la pendaison de cet homme que l'on a dit faussement accusé du meurtre de trois Américains, Jacques Hébert demande à Edgar Lespérance, qui est imprimeur, de publier un livre intitulé Coffin est innocent. C'est le premier ouvrage publié aux Éditions de l'Homme, que Jacques Hébert a baptisées en 1958. Relié à la colle et à la main, exemplaire par exemplaire, Coffin est innocent emprunte les chemins déjà utilisés par Edgar Lespérance pour diffuser les publications de sa propre maison, qui s'appelle à l'époque Police Journal. On y trouve notamment les petits romans de poche à dix sous que sont ceux de l'agent Ixe 13, Albert Brien, etc.
«À l'époque, on sortait 12 ou 15 titres de ces petits romans à dix sous par semaine», se souvient aujourd'hui Pierre Lespérance, le fils d'Edgar, qui a ainsi assisté à la naissance des Éditions de l'Homme, où il est encore aujourd'hui, 50 ans plus tard.Le premier titre des Éditions de l'Homme bénéficie donc ainsi du réseau de distribution phénoménal que sont déjà les dépanneurs et les épiceries du coin, pour un total de quelque 1500 points de vente.
«À l'époque, il n'y avait que 60 librairies au Québec», se souvient Pierre Lespérance. Le réseau en compte aujourd'hui quelque 300. «C'était la première fois qu'on vendait un livre hors librairie. C'était le début de l'agrandissement de la distribution. Si on n'avait pas élargi la clientèle, on n'aurait peut-être pas le réseau de librairies que l'on connaît aujourd'hui.»
Le livre de Jacques Hébert se vend donc très bien. Et l'ancien sénateur devient alors l'éditeur des Éditions de l'Homme, qui demeurent la propriété d'Edgar Lespérance. En cette période où s'annonce bientôt la Révolution tranquille, les oeuvres publiées sont souvent des ouvrages de sciences humaines, liés aux grands bouleversements de l'heure: Le Chrétien et les élections, Confidences d'un commissaire d'école, et enfin, les célèbres Insolences du frère Untel, de Jean-Paul Desbiens, qui connaissent un succès fulgurant en 1960. «On en avait tiré 5000 et, en six mois, on en avait vendu 130 000», se souvient Pierre Lespérance. «Dès nos premiers livres, on a sauté directement dans les grands débats de la Révolution tranquille», ajoute-t-il. Tout ces livres continuent de bénéficier d'un réseau de distribution élargi, ce qui fait dire à Pierre Lespérance que «les Éditions de l'Homme ont collaboré étroitement au développement de la lecture», pour le bien-être même des libraires qui jouissent par conséquent, dit-il, d'un plus grand bassin de lecteurs. Pierre Lespérance ne se plaint pas non plus du développement de la télévision, qui a éveillé des intérêts, croit-il, pour les livres dont elle fait mention.
Voyant le succès de l'affaire, Jacques Hébert fonde sa propre maison d'édition, les Éditions du Jour (qui seront ensuite rachetées par les Éditions de l'Homme), et c'est Alain Stanké qui prend le relais comme éditeur de la maison d'édition.
En 1964, Edgar, le père de Pierre Lespérance, décède. Et son fils prend alors sa succession, à la tête d'une entreprise devenue empire. Au fil du temps, les Lespérance ont en effet acheté les Éditions du Jour, Quinze, VLB, l'Hexagone, Parti pris, Typo, La Presse et quelques autres. À partir de cet ensemble, il fonde le groupe Ville-Marie Littérature. C'est ce groupe qui prend en charge principalement les activités littéraires, alors que les Éditions de l'Homme conservent les ouvrages plus généraux.
Les beaux livres
Au début des années 70, les Éditions de l'Homme commencent à s'intéresser aux beaux-livres et au patrimoine québécois. C'est l'époque de la première édition de L'Encyclopédie des antiquités du Québec signée Michel Lessard. «Le manuscrit faisait quatre grosses boîtes», se souvient Lespérance! «Cela a été un très grand succès même si c'était en noir et blanc», dit-il. C'est aussi un livre de Michel Lessard, sur Québec ville de patrimoine, qui sera le premier livre à être publié entièrement à l'aide d'une machine numérique, acquise en 1991. M. Lespérance se souvient avoir utilisé ce procédé après qu'un fournisseur lui eut livré une machine, en provenance du Japon, dont il ne connaissait même pas le fonctionnement! Deux ans plus tard, les livres publiés entièrement en couleurs font leur apparition.
«Ça, ça nous a ouvert des portes pour faire du beau livre», dit-il.
Depuis l'an 2000, c'est Pierre Bourdon, ancien patron de la distribution de Sogides, qui est devenu l'éditeur des Éditions de l'Homme. L'éditeur divise aujourd'hui la production des Éditions de l'Homme entre quatre grands secteurs: les beaux livres, psychologie et sciences humaines, la vie pratique, dans laquelle on retrouve notamment les grands succès qu'ont été les livres de la diététiste Louise-Lambert Lagacé, et les essais et documents, parmi lesquels on trouvera bientôt la biographie de Julie Couillard et celle de Jean Coutu.
C'est donc aux Lespérance que l'on doit d'avoir développé le premier réseau de distribution tel qu'on le connaît aujourd'hui, et par lequel un seul distributeur s'occupe de la diffusion de plusieurs éditeurs. La maison de distribution Agence de distribution populaire (ADP) distribue ainsi aujourd'hui la production de 20 ou 25 éditeurs québécois dans quelque 3000 points de vente du Québec. Ces éditeurs bénéficient aussi d'une représentation européenne.
«Pour les Français, on est un éditeur international», dit Pierre Bourdon. «[En psychologie], on est au même niveau qu'Odile Jacob ou des grandes maisons comme celles-là. [...] Beaucoup d'auteurs français nous envoient des manuscrits sans savoir qu'on est québécois.»
«Il y a un grand choix. Tout ne se vend pas, mais il y a un très bon choix pour celui qui aime lire», dit Pierre Lespérance au sujet de l'édition québécoise d'aujourd'hui, ajoutant aussi qu'il ne fait concurrence à personne. Il y a trois ans, toutes les activités des Éditions de l'Homme ont été rachetées par Quebecor. Pierre Lespérance n'en est donc plus propriétaire, bien qu'il demeure à la barre des opérations.
Tout homme d'affaires qu'il est, Pierre Lespérance admet que le métier d'éditeur comporte des risques.
«Il y a toujours des surprises en plus et en moins. Il y a toujours un risque. Il faut gérer ce risque-là. Il faut décider par exemple combien on en imprime. On fait des paris chaque fois qu'on fait un livre», dit-il.
Un Jacques Salomé ou un Guy Corneau, par exemple, sera imprimé d'emblée à 50 000 exemplaires. Mais il faut savoir rester prudent.
«Si une maison d'édition ne fait pas attention, ses pertes s'accumulent très rapidement. La marge de profit est très limitée», dit-il.