Essais - La censure vit en nous

Au lieu d'imposer le silence, comme ils le souhaiteraient, les censeurs soulèvent les questions les plus insidieuses et les plus graves. En faisant parler les voix de la censure, dans un dialogue philosophique imaginaire, les psychanalystes René Major et Chantal Talagrand se demandent si l'on doit «défendre la liberté d'expression quand elle est au service de la haine». Doit-on freiner la folie qui blesse autrui? C'est une question abyssale.

La Censure dans tous ses états, ouvrage collectif publié sous la direction du philosophe québécois Claude Lévesque, commence par l'exposé de René Major et Chantal Talagrand, propos qui donne le ton. Le psychologue Nicolas Lévesque, l'un des dix collaborateurs, commente ce texte en rappelant que le propre de la censure consiste «à gommer ce qui est pluriel ou conflictuel, au nom d'une hypothétique unité».

Il a la sagesse d'aborder le sujet sans s'appuyer sur des critères de vérité objectifs, même ceux qui relèveraient d'une philosophie apparemment neutre et universelle, pour ne pas dire banale et passe-partout, comme celle des droits de l'homme. Le «droit au secret» qu'il demande au censeur de respecter n'est pas, à proprement parler, un principe humanitaire. C'est la reconnaissance subjective de ce qu'il appelle le «mystère» de l'individu. Inspiré du freudisme, Nicolas Lévesque signale que l'inconscient est «une fabuleuse fabrique de costumes où l'on n'entre que pour en ressortir aussitôt sous de nouveaux déguisements, de nouvelles identités». Au lieu de s'indigner devant les hérésies et les inconvenances réprouvées par les idéologies au goût du jour, le censeur devrait songer à ce qui se cache derrière ces méfaits.

Il y découvrirait parfois de la haine extrême ou une autre forme de folie, donc ces pulsions plus enracinées dans l'être intime du suspect que toutes les doctrines imaginables et toutes les passions discernables à première vue. C'est la principale leçon que l'on peut tirer du livre.

René Major et Chantal Talagrand ne se laissent pas séduire par ce qu'ils appellent «la supposée liberté de la folie». Comme eux, Nicolas Lévesque ne s'abandonne pas à un romantisme attardé. Pour le psychologue qui la connaît de près, la folie «tient de l'esclavage, de l'autodestruction, du terrorisme intérieur».

Ce jugement convainc d'emblée. On se demande si le censeur acceptable ne serait pas, à l'inverse d'un juge sévère, un libérateur discret, sensible aux angoisses les plus secrètes de celui qui ferait de la liberté d'expression le seul absolu.

De son côté, Ginette Michaud souligne un fait saisissant. Freud a presque donné au mot «censeur» un sens nouveau. La critique littéraire cite un beau passage du père de la psychanalyse qui réhabilite ce terme répugnant aux yeux des penseurs et des artistes: «Entre l'"antichambre" où se pressent les désirs inconscients et le "salon" où séjourne la conscience, veille un gardien, plus ou moins vigilant et perspicace, le censeur.»

Un autre des collaborateurs, Georges Leroux, historien de la philosophie, apporte un exemple très révélateur de la censure, plus précisément de l'autocensure. Il analyse la pensée de Leo Strauss (1899-1973), philosophe américain d'origine allemande, précurseur du néoconservatisme. En pratiquant l'autocensure de façon systématique, Strauss a pu, comme l'explique si bien Leroux, «s'accommoder d'une doctrine libérale de la tolérance tout en poursuivant des finalités de domination». Au XVIIe siècle, Spinoza s'était censuré en camouflant sa libre pensée pour se soustraire à une condamnation définitive de la part des esprits religieux. Quant à Strauss, qui a scruté l'oeuvre du philosophe hollandais, il a voilé ses réflexions, foncièrement de droite, d'une rhétorique de gauche.

Ce qui lui a permis d'amadouer l'intelligentsia américaine, à l'époque majoritairement libérale, et de semer, de manière discrète, des idées hermétiques mais habiles qui alimenteront le courant néoconservateur lié, dès la fin des années 70, au nom d'Irving Kristol, ancien homme de gauche. Il arrive que l'autocensure, expression la plus subtile de la censure, reflète une ruse intellectuelle consommée.

L'ouvrage collectif dirigé par Claude Lévesque a le double mérite de montrer qu'une réflexion féconde sur la censure ne saurait négliger l'importance des pulsions de l'individu censuré et les surprises que réserve l'analyse de l'autocensure. Ceux qui, encore aujourd'hui, associent surtout la censure à l'Inquisition appartiennent à un autre âge.

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Collaborateur du Devoir

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LA CENSURE DANS TOUS SES ÉTATS

Sous la direction de Claude Lévesque

Hurtubise HMH

Montréal, 2008, 192 pages

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