Roman étranger - Délirante saga dans une Chine paillarde

Source Actes sud
Yu Hua a renoncé à la fraise électrique du dentiste pour plonger dans la prose.
Photo: Source Actes sud Yu Hua a renoncé à la fraise électrique du dentiste pour plonger dans la prose.

Jamais une telle saga de famille aussi bien ficelée, délirante, totalement irrévérencieuse, drôle à rire et à pleurer, ne nous est parvenue de Chine. Avant Deng Xiaoping, la littérature rouge édifiait le prolétariat. Dix ans après Le Petit Timonier, enfin, la littérature se débride. Après un silence d'une décennie, Yu Hua, écrivain bien connu à la tête d'un adolescent espiègle, a livré au vaste public une pièce d'anthologie rabelaisienne dont on parlera partout.

Chapeau à Actes Sud pour avoir flairé la bonne affaire avec cette première traduction en langue occidentale. Mais pourquoi avoir choisi Brothers comme titre? En chinois, le roman de Yu Hua s'appelle Xiongdi: les frères. Brothers apparaît bien en sous-titre sur la couverture de l'original, mais rien dans les deux tomes (2005, 2006) n'appelait l'anglais ou l'américain. «Nous constatons, du reste, que, sans que nous nous soyons concertés, la traductrice italienne a fait le même choix», nous précise sans sourciller Isabelle Rabut, éditrice et traductrice.

Les deux demi-frères en question naissent dans une famille recomposée vivotant dans l'indigence totale de la Révolution culturelle. Le paternel tente de camoufler les mauvais traitements subis aux mains des Gardes rouges en inventant d'amusants mensonges — comme Roberto Benigni dans La vie est belle. Mais le prolétaire est finalement battu à mort au nom de la révolution. Comble de barbarie, il faut lui casser les deux genoux pour le caser dans un cercueil bon marché, donc trop court, sous les pleurs de la veuve.

Le cadet, Li Guangtou (Tête chauve), et Song Gang se lancent dans la vie en se jurant fraternité pour toujours. Assez tôt, dans le village natal où la petite population scrute bons et mauvais coups, Li Guangtou émerge comme un brillant filou aux ambitions ahurissantes. Ses frasques défient l'imagination. Le petit malin nous fait pénétrer dans un registre capitaliste où il dépassera la fiction. Au contraire, avec son physique moyen, l'aîné Song Gang donne dans la circonspection.

La déchirure survient lorsque le jeune chaud lapin échoue dans ses tentatives répétées de séduire la plus ravissante fille du patelin. Les stratagèmes pour l'approcher relèvent de la comédie à la Chaplin. C'est finalement le timide Song Gang qui en hérite pour mener avec elle une vie rangée. Après sa vasectomie, Tête chauve se lance dans moult entreprises qui feront de lui le Crésus des années 90. Plus personne ne résiste à sa fortune. Sa renommée brille dans le firmament grâce à un concours de beauté digne d'un empereur. Les vieux amis sont récompensés. Tout s'achète dans l'empire du made in China!

Fils de médecins, Yu Hua a renoncé à la fraise électrique du dentiste pour plonger dans la prose. Le lettré de Hangzhou est connu à l'étranger grâce à plusieurs traductions, dont Vivre, roman néoréaliste porté à l'écran par Zhang Yimou (avec Gong Li) en 1994. Cette histoire morbide de gens malades qui n'en finissent pas de s'appauvrir aurait dû s'appeler Mourir. Ses autres titres de la même veine sombre n'annonçaient pas un Brothers aussi hilarant, ni une dénonciation de la cruauté du régime.

Étonnant que la censure n'ait pas bloqué dès 2005 cette tragicomédie facile à lire en chinois grâce à un vocabulaire dit de masses populaires. Des correspondants étrangers en ont fait une bonne publicité auprès des sinophiles. Ne serait-ce que pour son langage truculent, il aurait été facile de mettre à l'index les 700 pages d'idéogrammes. Comparable à Rabelais? «Quand on a longtemps été immergé dans un tel livre, il est difficile de faire des comparaisons», nous écrit Isabelle Rabut au bout de quinze mois de travail de traduction avec Angel Pino.

Le sinologue allemand Wolfgang Kubin en a vexé plusieurs en lâchant une méchanceté sur la piètre qualité de la création littéraire actuelle. En effet, au bout de «5000 ans de culture ininterrompue», on devrait s'attendre à mieux. Avec son Shanghai Baby (1999), l'audacieuse Zhou Weihui et ses consoeurs avaient fracassé les tabous de la moralité. Heureusement, Yu Hua nous redonne de l'espoir dans les innovations à attendre de la république postolympique. Nos amis chinois nous répéteront que ce camarade de 48 ans ne montre pas le meilleur côté de la Chine populaire. Exact! Mais il est temps que cette littérature se libère de la «dictature du prolétariat».

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BROTHERS

Yu Hua

Traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut

Actes Sud

Paris, 2008, 717 pages

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Collaborateur du Devoir

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