Manchette au jour le jour

Maître du «néopolar», critique littéraire, chroniqueur, traducteur (notamment de Robert Littell et de Donald Westlake), directeur de collection, l'auteur du Petit Bleu de la côte Ouest (1976) — dont Futuropolis réédite aujourd'hui l'adaptation en bédé de Tardi parue aux Humanoïdes associés en 2005 — et de La Position du tireur couché (1982) avait fait le tour du «mauvais genre» avant de tirer sa révérence.

En 1966, à l'âge de vingt-quatre ans, Jean-Patrick Manchette commence à tenir des carnets qu'il alimentera de façon plus ou moins assidue jusqu'à la fin de sa vie, en 1995. Lectures, idées de romans, comptes rendus et analyses de films, instantanés de la vie quotidienne d'un jeune auteur et d'un jeune papa voulant écrire et vivre de sa plume: ce Journal lève le voile sur des années cruciales de formation intellectuelle.

C'est l'époque où Manchette écrit des scénarios, des dialogues de films et de feuilletons télévisés pour des réalisateurs qui sont pour la plupart aujourd'hui à peu près oubliés. Une période où l'écrivain a parfois l'impression, toujours un peu coupable, de gagner de l'argent facile, malgré les vagues successives d'ennuis financiers.

«J'attends avec impatience de faire fortune, écrit-il sans trop d'ironie le 17 octobre 1969. L'honnête aisance est un quart de libération. La demi-libération, c'est lorsqu'une heure de votre temps vaut plus que ce que vous pouvez dépenser en une heure. La liberté, c'est quand la valeur disparaît — du moins la valeur quantifiée universelle du temps.»

Qu'il réitère son admiration envers Dashiell Hammett, qu'il achète L'Homme approximatif de Tristan Tzara, qu'il espère des réactions «violentes» à la suite de la parution de L'Affaire N'Gustro, son second roman paru en 1971 dans la Série Noire, ou qu'il critique sévèrement La Maman et la Putain, le film de Jean Eustache, Manchette est en lutte contre la mollesse et les idéologies de droite.

Mais plus que le tableau d'une époque et qu'un laboratoire de l'oeuvre, le Journal de Manchette est une véritable machine à traquer la bêtise. Ciseaux, papier, colle, stylo: la méthode changera peu au fil des années.

L'auteur d'Ô dingos, ô châteaux (1972) est un homme à l'affût. «Pendant une période, explique-t-il dans une note d'octobre 1969, j'ai découvert le crétinisme quotidien des mass media, et j'ai découpé et collé, avec une jubilation amère de type flaubertien.» Plus tard, il donnera la préférence, dans sa chasse aux faits divers et aux publicités, aux signes visibles et moins visibles de décomposition sociale et d'action révolutionnaire.

Son oeuvre, marquée par une écriture froide, le souci du mot juste et le refus de toute psychologie, prend appui sur un contexte social et politique. Ce qui était nouveau pour le polar français de l'époque, et qui fera de nombreux petits par la suite. Son Journal, à sa manière, rend compte de sa collecte implacable et méthodique des faits — rien que les faits.

En janvier 1968, exemple de «coupures de presse éclairantes», un extrait du Elle monopolise son attention: «En 68 à quoi ressemblerons-nous? À nous-mêmes, en plus jeune et plus moderne.» La cause est entendue, Manchette savait lire.

On ne s'étonnera pas non plus de sa proximité — d'esprit plus que de corps — avec les situationnistes (La Société du spectacle, de Debord, paraît en 1967). La fin des années 60 et le début des années 70 est une véritable manne: l'empire du spectaculaire se consolide, l'ère de la publicité s'étend, les diktats de toutes sortes pullulent dans les pages des magazines «pipole» ou «art de vivre». Le toc fait progressivement son apparition jusque dans la politique.

Manchette, lui, se nourrit de tous ces symptômes de dégénérescence. Libertaire de choc, lucide déclaré, il ouvre les yeux et serre les poings. En 1972: «Je m'enchante de la prédiction de l'effondrement de l'ordre car je hais l'ordre; je m'inquiète de cette prédiction, car je ne sais rien faire d'autre que vivre dans cet ordre.»

On se demande ce que Manchette pourrait écrire aujourd'hui à l'heure des fractures sociales appréhendées, devant les épisodes de plus en plus nombreux de violence urbaine, les dérives sécuritaires de l'État français, la concentration de la presse, le populisme fringant et les improvisations à paillettes de Nicolas Sarkozy. On se le demande vraiment.

***

JOURNAL 1966-1974

Jean-Patrick Manchette

Gallimard

Paris, 2008, 642 pages

***

Collaborateur du Devoir

À voir en vidéo