Aller «au bout de la langue»
Les écrivains de la francophonie littéraire s'adressent à des publics diversifiés. Séparés par des acquis culturels et langagiers différents, par des historicités et des valeurs souvent conflictuelles. Ils sont obligés de trouver les stratégies aptes à rendre compte de leur communauté d'origine tout en leur permettant d'atteindre un vaste lectorat. Comment en arriver à pratiquer une véritable «esthétique du divers» (Victor Segalen) sans tomber dans le marquage régionaliste ou «exotisant»?
Au moment où on s'interroge sur le sort des langues dans une perspective de mondialisation, il est important de réfléchir aux conditions d'existence des littératures de langue française et à leurs interrelations. La question des rapports écrivains-publics est au coeur même des débats contemporains et met en cause la lisibilité des codes culturels et langagiers. Dans quelle mesure l'hybridité avec laquelle doivent composer les écrivains francophones donne-t-elle lieu à des «poétiques forcées», selon l'expression de Glissant, ou à l'invention de nouvelles formes du dire littéraire? Quelles esthétiques sont ainsi mises en jeu?Ce sont là quelques-unes des questions que Lise Gauvin aborde dans Écrire, pour qui?. L'écrivain francophone et ses publics et qui montrent à quel point les enjeux des écritures francophones sont emblématiques de la scène littéraire mondiale qu'ils contribuent à éclairer. Pour articuler cette complexité, l'auteure se propose d'examiner, à partir d'un certain nombre d'exemples, les propositions formulées par les oeuvres d'écrivains québécois (Yves Beauchemin, Réjean Ducharme, Rober Racine, Francine Noël, Michel Tremblay, Dany Laferrière), acadien (France Daigle), martiniquais (Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant), ivoirien (Ahmadou Kourouma) et réunionnais (Axel Gauvin). L'essai se divise en trois parties: «Frontières de langues et frontières du récit», «Apprivoiser Babel», «Écrire, pour qui?».
Poétique du doute
Lise Gauvin a par le passé proposé de désigner les littératures francophones sous le nom de «littératures de l'intranquillité», empruntant à Pessoa ce mot aux résonances multiples. En conclusion de son ouvrage, elle explique que, pour les écrivains appartenant à des littératures minoritaires, écrire en français c'est accepter de s'inscrire dans une dynamique de l'instable, une pratique du soupçon. «L'intranquillité est une force, un privilège que les littératures francophones partagent avec d'autres qui, sur la scène du monde, déroutent et dérangent, et ne seront jamais établies dans le confort ou l'évidence de leur statut. Dans un monde où l'idée de globalisation coïncide le plus souvent avec celle d'uniformisation, l'écrivain francophone a pris le parti de transformer son intranquillité en poétique du doute et de l'incertain, bref, en interrogation sur le "pourquoi" et le "pour qui" écrire.»
L'essai, qui emprunte à diverses disciplines (linguistique, sociologie, études culturelles, théorie critique), peut paraître de prime abord intimidant. Le lecteur est toutefois vite conquis par la pensée rigoureuse et l'esprit de synthèse de l'auteure, qui poursuit livre après livre un travail de réflexion approfondi sur l'acte d'écrire en français, tant au Québec qu'ailleurs dans la francophonie.
Essayiste, nouvelliste, critique littéraire, professeure à l'Université de Montréal, nouvellement élue présidente de l'Académie des lettres du Québec, Lise Gauvin a publié plusieurs ouvrages consacrés aux littératures francophones, parmi lesquels La Fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme (Le Seuil, «Points/essais», 2004 — Mention spéciale du jury du Grand Prix de la critique du PEN français), Langagement. L'écrivain et la langue au Québec (Boréal, 2000) et L'Écrivain francophone à la croisée des langues (Karthala, 1997 et 2006, prix France-Québec 1999). Elle a fait paraître en 2007 un récit, Quelques jours cet été-là, aux Éditions Punctum. Ses Lettres d'une autre, ou «comment peut-on être québécois(e)» viennent d'être rééditées pour la sixième fois aux Éditions Typo.
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Collaboratrice du Devoir
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Écrire, pour qui?
L'écrivain francophone et ses publics (essai), Lise Gauvin, Éditions Karthala, Paris, 2007, 180 pages