La vraie nature de Monique Proulx

Dans le café du Mile End où elle attend sans trop ronchonner, elle tient à la main les Cinq méditations sur la beauté de François Cheng, qui l'a accompagnée pendant la rédaction de Champagne, son nouveau livre, le sixième qu'elle nous offre. Monique Proulx — qui en doutait? — est une contemplative dans l'âme.
Voilà maintenant vingt-cinq ans qu'avec l'humanité profonde de ses romans et de ses nouvelles l'écrivaine scrute le beau autant que le laid. Qu'elle décompose les contradictions dont nous sommes tous modelés, fusionne le réel à son propre imaginaire. Sans coeur et sans reproche, Le Sexe des étoiles, Homme invisible à la fenêtre, Les Aurores montréales: le coeur de son oeuvre bat de cette pulsation invisible qui nous relie les uns aux autres.
Elle donne vie cette fois à une petite galerie d'êtres et de situations imaginés ou filtrés par un personnage d'écrivaine, Claire, qui séjourne le temps d'une saison d'été au bord d'un lac enchanteur. Un lac du nord de Montréal planté au milieu d'un domaine jadis immense appartenant à Lila Szach, une vieille Polonaise entêtée. Un «paradis vert» fantasmé qui réunirait en un seul espace, s'il faut en croire Monique Proulx, tout un tas de lieux où elle a elle-même séjourné au fil des ans.
Drames, rémissions, prédations de l'homme par l'homme, compassion. Elle y explore aussi le lien privilégié que l'enfance entretient avec la forêt. Champagne est un voyage immobile. Un regard ouvert à la fois sur l'infiniment petit (insectes, gouttes d'eau, battements d'ailes) et sur l'infiniment grand (la beauté des choses, la mort imminente, le passage des saisons, le Mal avec une majuscule). Toutes choses qui nous dépassent.
Histoire naturelle
Pour elle, la cause est entendue: «Le premier contact qu'on a avec la nature, c'est ce qui détermine à jamais notre image du paradis.» Et le paradis, à ses yeux, c'étaient les paysages touffus et comprimés des Laurentides, près de Québec, où elle est née en 1952. Comme ceux de Duchesnay, par exemple. «J'aimais beaucoup les bois serrés, les lacs sertis dans des forêts sombres, les grosses roches. Pour moi, c'était un symbole de protection parfaite. Il y a là-bas une puissance tellurique primitive très forte.»
C'est ainsi que, depuis plus de trente ans, au gré de chalets achetés ou perdus, loués ou retrouvés, les séjours au fond des bois ont rythmé sa vie et son écriture. «Dès l'âge de vingt ans, raconte-t-elle, j'ai toujours loué des chalets.» Un luxe? Plutôt un besoin et une nécessité.
Mais si la nature occupe une place aussi centrale dans sa vie, elle n'avait jamais vraiment écrit sur elle. «J'avais des notes depuis dix ou quinze ans, poursuit-elle, je colligeais des informations sur un peu tout: les fourmis, les guêpes, les champignons, les fougères.» Restait encore à savoir comment poser l'être humain au beau milieu de ce décor de rêve. L'occasion a fini par se présenter, poussée aussi par le besoin de partager un peu de ce qu'elle avait reçu. «Je trouve qu'on est dans une période de détresse collective, pas seulement au Québec, et ce milieu-là, pour moi, est un lieu de guérison et d'émerveillement.»
Roman sur la marche de la vie, sur la transformation des choses, Champagne — mot qui désignait au Moyen Âge tout territoire en dehors de la ville — puise à la nature comme source de sagesse, lieu de révélation. L'observation de ce spectacle permanent auquel nous participons nous aide à comprendre, croit-elle, que la mort n'est pas un drame et que la vie est importante. «À l'ombre des fraisiers, par exemple, il y a des tonnes d'événements, de drames, de merveilles. J'avais envie de participer à cet enchantement.»
«La vie nous échappe»
«Il faut affronter cette réalité, confie encore l'écrivaine. La vie nous échappe. Elle nous glisse entre les doigts. C'est un roman sur la jouissance de la beauté, bien sûr, mais c'est aussi un roman sur la perte. Parce que, il faut le savoir, il n'y a rien qui nous appartienne vraiment. Ni nos cheveux, ni notre jeunesse, ni notre talent. Tout ça s'effrite.»
Scénariste pour le cinéma, souvent occupée ailleurs qu'à bricoler ses romans, Monique Proulx écrit peu, lentement, peut-être trop lentement, dira-t-elle de son propre aveu. Six années se sont écoulées depuis Le coeur est un muscle involontaire. Mais l'urgence a fait son chemin.
Notamment l'urgence de rendre hommage à un certain nombre de choses auxquelles elle croit. Comme la bonté. «Le personnage de Simon dans ce roman-là, par exemple, incarne la bonté. Et je m'aperçois, avec le temps, que c'est peut-être une marque de supériorité extrême chez l'humain.»
Alors qu'au début de sa carrière l'écriture était surtout motivée par le désir de faire parler son imaginaire, son rapport à la pratique littéraire a imperceptiblement évolué. «C'est devenu aujourd'hui davantage un acte dans lequel j'exprime ce que je suis et ce que je veux être. De plus en plus, ajoute-t-elle, écrire est ma façon de m'inscrire dans le monde. C'est ma pratique essentielle, une forme de méditation en action.» Sans jamais négliger la séduction, qui doit faire partie de l'oeuvre d'art. «L'écrivain doit condescendre à la séduction», estime celle qui dit fabriquer des «thrillers existentiels».
Une question d'équilibre
«Je me suis longtemps demandé pourquoi je me sentais tellement en adéquation avec moi-même et avec la vie quand j'étais en train d'écrire dans la nature. Et l'été dernier, confie l'écrivaine, qui passe en ville la moitié de l'année et projette de consacrer un autre recueil de nouvelles à Montréal, ça m'est devenu soudain très clair. C'est parce que c'est notre rôle. Dans cette longue déclinaison de la vie qui aboutit à l'humanité, nous sommes un peu comme la conscience de la matière. Et c'est en donnant des oeuvres, comme un arbre donne ses fruits, que l'on continue d'une certaine façon le travail de la nature.»
«Je ne suis pas une jovialiste, mais je trouve qu'on sous-estime la vie.» Elle dénonce du même souffle la désinvolture avec laquelle beaucoup de gens traitent la nature. «Ce livre est une façon de lutter en faveur de la beauté du monde, contre l'ignorance. L'ignorance qui est, m'explique-t-elle aussitôt, un péché aux yeux des bouddhistes.»
Est-ce qu'elle ne serait pas elle-même en train de flirter avec le bouddhisme? «Et pourquoi pas?», répond-elle, avec un grand sourire en forme de défi.
Habile depuis longtemps à préserver sa liberté et son bien-être, conditions premières de son travail d'écrivaine, Monique Proulx entrevoit l'avenir avec un certain calme. «Je suis un écureuil», dira-t-elle. Pas le petit roux qui s'énerve sur sa branche, ni le gros gras gris fouillant dans les poubelles du parc Jeanne-Mance. Celui qu'on ne voit pas mais qui observe, ramasse et garde quelque part tout ce qu'il trouve.
À l'instant de nous quitter, elle redoutait un peu — rien qu'un peu — le moment de son passage à Tout le monde en parle. Rien à craindre de ce côté-là. Elle le reconnaît aisément: «La vie est bonne pour moi.»
Collaborateur du Devoir
Voilà maintenant vingt-cinq ans qu'avec l'humanité profonde de ses romans et de ses nouvelles l'écrivaine scrute le beau autant que le laid. Qu'elle décompose les contradictions dont nous sommes tous modelés, fusionne le réel à son propre imaginaire. Sans coeur et sans reproche, Le Sexe des étoiles, Homme invisible à la fenêtre, Les Aurores montréales: le coeur de son oeuvre bat de cette pulsation invisible qui nous relie les uns aux autres.
Elle donne vie cette fois à une petite galerie d'êtres et de situations imaginés ou filtrés par un personnage d'écrivaine, Claire, qui séjourne le temps d'une saison d'été au bord d'un lac enchanteur. Un lac du nord de Montréal planté au milieu d'un domaine jadis immense appartenant à Lila Szach, une vieille Polonaise entêtée. Un «paradis vert» fantasmé qui réunirait en un seul espace, s'il faut en croire Monique Proulx, tout un tas de lieux où elle a elle-même séjourné au fil des ans.
Drames, rémissions, prédations de l'homme par l'homme, compassion. Elle y explore aussi le lien privilégié que l'enfance entretient avec la forêt. Champagne est un voyage immobile. Un regard ouvert à la fois sur l'infiniment petit (insectes, gouttes d'eau, battements d'ailes) et sur l'infiniment grand (la beauté des choses, la mort imminente, le passage des saisons, le Mal avec une majuscule). Toutes choses qui nous dépassent.
Histoire naturelle
Pour elle, la cause est entendue: «Le premier contact qu'on a avec la nature, c'est ce qui détermine à jamais notre image du paradis.» Et le paradis, à ses yeux, c'étaient les paysages touffus et comprimés des Laurentides, près de Québec, où elle est née en 1952. Comme ceux de Duchesnay, par exemple. «J'aimais beaucoup les bois serrés, les lacs sertis dans des forêts sombres, les grosses roches. Pour moi, c'était un symbole de protection parfaite. Il y a là-bas une puissance tellurique primitive très forte.»
C'est ainsi que, depuis plus de trente ans, au gré de chalets achetés ou perdus, loués ou retrouvés, les séjours au fond des bois ont rythmé sa vie et son écriture. «Dès l'âge de vingt ans, raconte-t-elle, j'ai toujours loué des chalets.» Un luxe? Plutôt un besoin et une nécessité.
Mais si la nature occupe une place aussi centrale dans sa vie, elle n'avait jamais vraiment écrit sur elle. «J'avais des notes depuis dix ou quinze ans, poursuit-elle, je colligeais des informations sur un peu tout: les fourmis, les guêpes, les champignons, les fougères.» Restait encore à savoir comment poser l'être humain au beau milieu de ce décor de rêve. L'occasion a fini par se présenter, poussée aussi par le besoin de partager un peu de ce qu'elle avait reçu. «Je trouve qu'on est dans une période de détresse collective, pas seulement au Québec, et ce milieu-là, pour moi, est un lieu de guérison et d'émerveillement.»
Roman sur la marche de la vie, sur la transformation des choses, Champagne — mot qui désignait au Moyen Âge tout territoire en dehors de la ville — puise à la nature comme source de sagesse, lieu de révélation. L'observation de ce spectacle permanent auquel nous participons nous aide à comprendre, croit-elle, que la mort n'est pas un drame et que la vie est importante. «À l'ombre des fraisiers, par exemple, il y a des tonnes d'événements, de drames, de merveilles. J'avais envie de participer à cet enchantement.»
«La vie nous échappe»
«Il faut affronter cette réalité, confie encore l'écrivaine. La vie nous échappe. Elle nous glisse entre les doigts. C'est un roman sur la jouissance de la beauté, bien sûr, mais c'est aussi un roman sur la perte. Parce que, il faut le savoir, il n'y a rien qui nous appartienne vraiment. Ni nos cheveux, ni notre jeunesse, ni notre talent. Tout ça s'effrite.»
Scénariste pour le cinéma, souvent occupée ailleurs qu'à bricoler ses romans, Monique Proulx écrit peu, lentement, peut-être trop lentement, dira-t-elle de son propre aveu. Six années se sont écoulées depuis Le coeur est un muscle involontaire. Mais l'urgence a fait son chemin.
Notamment l'urgence de rendre hommage à un certain nombre de choses auxquelles elle croit. Comme la bonté. «Le personnage de Simon dans ce roman-là, par exemple, incarne la bonté. Et je m'aperçois, avec le temps, que c'est peut-être une marque de supériorité extrême chez l'humain.»
Alors qu'au début de sa carrière l'écriture était surtout motivée par le désir de faire parler son imaginaire, son rapport à la pratique littéraire a imperceptiblement évolué. «C'est devenu aujourd'hui davantage un acte dans lequel j'exprime ce que je suis et ce que je veux être. De plus en plus, ajoute-t-elle, écrire est ma façon de m'inscrire dans le monde. C'est ma pratique essentielle, une forme de méditation en action.» Sans jamais négliger la séduction, qui doit faire partie de l'oeuvre d'art. «L'écrivain doit condescendre à la séduction», estime celle qui dit fabriquer des «thrillers existentiels».
Une question d'équilibre
«Je me suis longtemps demandé pourquoi je me sentais tellement en adéquation avec moi-même et avec la vie quand j'étais en train d'écrire dans la nature. Et l'été dernier, confie l'écrivaine, qui passe en ville la moitié de l'année et projette de consacrer un autre recueil de nouvelles à Montréal, ça m'est devenu soudain très clair. C'est parce que c'est notre rôle. Dans cette longue déclinaison de la vie qui aboutit à l'humanité, nous sommes un peu comme la conscience de la matière. Et c'est en donnant des oeuvres, comme un arbre donne ses fruits, que l'on continue d'une certaine façon le travail de la nature.»
«Je ne suis pas une jovialiste, mais je trouve qu'on sous-estime la vie.» Elle dénonce du même souffle la désinvolture avec laquelle beaucoup de gens traitent la nature. «Ce livre est une façon de lutter en faveur de la beauté du monde, contre l'ignorance. L'ignorance qui est, m'explique-t-elle aussitôt, un péché aux yeux des bouddhistes.»
Est-ce qu'elle ne serait pas elle-même en train de flirter avec le bouddhisme? «Et pourquoi pas?», répond-elle, avec un grand sourire en forme de défi.
Habile depuis longtemps à préserver sa liberté et son bien-être, conditions premières de son travail d'écrivaine, Monique Proulx entrevoit l'avenir avec un certain calme. «Je suis un écureuil», dira-t-elle. Pas le petit roux qui s'énerve sur sa branche, ni le gros gras gris fouillant dans les poubelles du parc Jeanne-Mance. Celui qu'on ne voit pas mais qui observe, ramasse et garde quelque part tout ce qu'il trouve.
À l'instant de nous quitter, elle redoutait un peu — rien qu'un peu — le moment de son passage à Tout le monde en parle. Rien à craindre de ce côté-là. Elle le reconnaît aisément: «La vie est bonne pour moi.»
Collaborateur du Devoir