Quand le New York Times noyait la Shoah

Le 30 juin 1942, le New York Times s'appuie sur une conférence de presse faite à Londres sous les auspices du Congrès juif mondial pour rapporter une nouvelle: «Les Allemands ont massacré plus d'un million de Juifs depuis le début de la guerre, en réalisant la politique d'extermination proclamée par Hitler.» Le plus prestigieux quotidien des États-Unis ne publie l'article qu'à la page 7. Pourquoi avoir noyé une telle révélation?

Historienne et ancienne journaliste, l'Américaine Laurel Leff répond à la question dans Relégué en page 7. Quand le New York Times fermait les yeux sur la Shoah, un ouvrage érudit et nuancé. Elle précise que si, de septembre 1939 à juin 1945, le quotidien a publié 1186 articles sur le sort des Juifs d'Europe, il a toujours présenté leur tragédie comme un thème secondaire.

Le sujet a fait 26 fois la une, mais aucun article n'a été jugé digne de faire les gros titres, pas même à la fin de la guerre lorsque les Alliés ont libéré les prisonniers des camps de concentration. Après la reconnaissance en décembre 1942 par les gouvernements de onze pays de la campagne d'extermination menée par les nazis contre les juifs, «il n'y a pas eu, observe Laurel Leff, de changement perceptible dans l'attitude du Times».

Un patron antisioniste

Le fait nous stupéfie, d'autant plus que l'actionnaire qui contrôle le quotidien, Arthur Hays Sulzberger (1891-1968), est juif. Ce patricien de New York dicte la ligne éditoriale et trouve en privé «cruellement et violemment insupportable» que ses coreligionnaires soient persécutés «à cause de leur judaïté».

Mais Sulzberger, israélite parfaitement intégré à la culture américaine, pense, à la différence de Hitler, que les siens ne forment ni une race ni même un peuple. L'antisioniste convaincu les voit comme un groupe religieux au-dessus des contingences politiques et sociales. Pour cette raison et pour éviter, par un nationalisme juif, d'éveiller l'antisémitisme latent de la société américaine, il estime que les crimes commis contre eux visent un ensemble d'individus et non une ethnie particulière.

Cela explique pourquoi, selon l'un des deux seuls éditoriaux du Times consacrés aux israélites pendant la guerre, ces victimes figurent simplement les premières «sur une liste qui s'est étendue depuis à des peuples d'autres religions et de multiples races».

En 1942, dans une lettre confidentielle à Joseph Willen, de la Fédération juive de New York, Sulzberger prévoit que, si Hitler triomphe, «l'Amérique et la démocratie seront détruites». Il va jusqu'à soutenir: «Ce qui est bien plus grave que la destruction d'un Juif ou de tous les Juifs, parce que l'Amérique est une foi bien plus vaste et que les Américains en tant que tels peuvent sauver les Juifs.»

Favorable au sionisme, Laurel Leff s'indigne avec raison de l'attitude du patron du Times qui, au nom d'un très abstrait universalisme laïque, inspiré de l'esprit des Lumières propre à la Révolution américaine, minimise un génocide. Mais mesure-t-elle toute l'ampleur de la contradiction, horrible et insoluble, entre la modernité de Sulzberger qui fait du genre humain l'unique absolu et la pensée beaucoup plus traditionnelle de Juifs et de non-Juifs qui font de la religion ou de la nation les seuls idéaux pour lesquels on meurt?

Collaboratrice du Devoir

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RELÉGUÉ EN PAGE 7

Quand le New York Times fermait les yeux sur la Shoah

Laurel Leff

Calmann-Lévy

Paris, 2007, 464 pages

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