L'influence de Jean-Jacques Rousseau
Humilié et offensé, Jean-Jacques Rousseau est mort il y a 230 ans cette année. Mais l'auteur du Contrat social continue de prêter sa voix aux victimes des inégalités sociales, affirme l'écrivaine Julia Kristeva dans un entretien.
Propos recueillis par Jean BirnbaumQuelle est la place de Rousseau et de son oeuvre dans votre itinéraire intellectuel?
Sofia, Bulgarie, mon pays natal: le rideau de fer se déchire déjà, mais personne ne prévoit la chute du mur de Berlin. Étudiants, universitaires, intellectuels, nous lisions l'auteur du Contrat social en français, en allemand, en anglais; des morceaux choisis en russe, en bulgare (plus rares). Nous ne sommes pas d'accord. L'inspirateur des droits de l'homme — femme comprise —, l'inventeur de la théorie de l'aliénation avant Marx, «le Newton du monde moral» (Kant), le fondateur de la social-démocratie qui nous manque tant, et même l'«inventeur des sciences de l'homme» (Lévi-Strauss), disent les uns. Erreur, objectent les autres: un doux rêveur qui sape la discipline morale de l'individu et se rachète en prophétisant l'État totalitaire, en visionnant un «peuple en corps» mûr pour la terreur jacobine et le goulag soviétique! «Donnez l'homme tout entier à l'État», cet hyperorganisme censé faire notre bonheur citoyen à coups de sécurité et d'ordre moral, sous la «suprême direction de la volonté générale»! Votre solitaire solidaire rêve en bolchevique!
J'entends les uns, j'approuve les autres. Par un de ces hasards qui font «naître» Rousseau lui-même sur la route de Vincennes, un ami journaliste m'apporta de Paris, à l'époque, le premier volume de la «Pléiade» (Les Confessions, les Dialogues, Les Rêveries du promeneur solitaire), me faisant ainsi «renaître» à Rousseau. Je crus comprendre qu'il avait fait bien mieux que de montrer comment «tout tenait radicalement à la politique». En rendant «son âme transparente», il offrait à ses semblables une révélation inouïe qui n'en finit pas de bouleverser (et d'énerver!) le monde: l'homme «naturel» et «social» de son «vaste et triste système» n'était autre que lui-même, «tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir». Les Discours, le Contrat étaient «peut-être faux», mais en les développant il s'y était «peint lui-même au vrai». «Tout se tient», et je n'ai pas remplacé les écrits politiques par les écrits intimes. Mais je maintiens qu'il ne s'est pas borné à inventer le pacte social, fondé sur la volonté générale comme nouvelle autorité politique, qui gouverne désormais la démocratie mondiale. Et que l'antivirus qu'il a produit, le contrepoids à la tyrannie (démocratique ou spectaculaire), le garde-fou des totalitarismes émergents va bien au-delà du «politically correct» respect de l'individu. Ce citoyen de Genève, ce berger extravagant, ce «forcené» (Diderot), ce «dévoré du besoin d'aimer» invite chacun à «rentrer au-dedans de soi», à «sentir son coeur». C'est plus difficile que de voter, la littérature et la psychanalyse en témoignent, mais «le repos et la liberté sont incompatibles; il faut opter», écrivait Rousseau aux Polonais.
Quel est le texte de Rousseau qui vous a le plus marquée, nourrie, et pourquoi?
La Nouvelle Héloïse m'a détournée du refoulement héroïque pour me conduire à l'émancipation du deuxième sexe. Car le double couple Claire-Julie—Saint-Preux-Wolmar assure la paix des ménages en même temps que la reproduction des citoyens, mais au prix du désir à mort moralisé, que le marquis de Sade se chargera de débusquer, dans le dos de Rousseau. Toujours les Confessions, les Dialogues et les Rêveries: une véritable thérapie de la caverne sensorielle. On passe ainsi des «chaînes affectives secrètes» (Mme de Warens, Mme d'Houdetot, Thérèse Levasseur, les cinq enfants donnés à l'Assistance publique et la dénonciation de Voltaire, le «complot» des encyclopédistes, etc.) aux «révolutions» des âmes et des institutions. L'«amour propre» devient «amour de soi », qui cristallise en lucidité sur l'égotiste comme sur les humains. J'y ajouterai cet intermédiaire entre le «coeur» seul et son pacte avec la «volonté générale» qu'est à mes yeux l'Essai sur l'origine des langues. Une langue différente serait possible, capable de dire la «morale sensitive»? Il n'y aura pas d'autre bonheur pour le contractant social. C'est peu. C'est énorme. «En me disant, j'ai joui, je jouis encore»: la littérature, ici, se fait salut.
Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense?
Rousseau, l'humilié et l'offensé, prête encore sa voix aux victimes des inégalités sociales: «Quant à la richesse, que nul citoyen ne soit opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être content de se vendre.» A-t-il trop embelli la nature humaine? Il est accusé d'ignorer le mal que notre époque perçoit de nouveau comme consubstantiel à l'homme: on risque de se reconnaître plutôt «frère» du tortionnaire nazi que du bon sauvage. Et si Rousseau avait mis au jour cette troisième voie que Freud appellera sublimation? Le mal, en effet, se métabolise sous sa plume en «obstacles» naturels et sociaux. Je ne les refuse ni ne m'en défends, semble dire l'auteur, car je peux les alléger par une bonne sociabilité. De même, j'apaise mes douleurs dépressives et mes délires de persécution dans ma conscience sensible, si je suis capable de nouvelles solitudes dans de nouveaux liens.
Pour Rousseau, le bonheur reste une idée à renouveler en Europe comme partout dans le monde. Est-ce l'herboriste, consolé par les corolles et les calices, qui nous y mène, préfigurant l'écologiste moderne? Est-ce la «religion morale» de ce «champion de Dieu»? Un dieu qui n'est ni Yahvé ni Jésus, mais qui — en s'inspirant des deux — s'éloigne aussi de ce «jus de pomme» qu'était selon Freud le dieu des philosophes? C'est l'infatigable spirale de la pensée paradoxale et anxieuse de Rousseau, résorbant le manque et les obstacles dans une mémoire à la recherche du choc affectif, qui lui tient lieu de religion personnelle. On a appelé «romantique» son «impudence d'énoncer» (Hegel à propos de Diderot) les tourmentes passionnelles de l'homme dialoguant et rêvant avec un autre soi-même. Cette mutation de la littérature que Rousseau a inaugurée (après saint Augustin et Montaigne) a donné pour thème aux modernes moins les «objets» que le «sujet» qui écrit.
Ainsi donc, en imaginant les fondements de la démocratie moderne, l'écrivain a diagnostiqué qu'elle ne saurait survivre qu'à condition de trouver son langage. L'influence de Rousseau l'intime, incomparable à aucune autre, en fera un exemple pour Chateaubriand, Nerval, Musset, Hölderlin, Flaubert, Gide, Proust et jusqu'à Colette (botaniste plus enchantée que le promeneur solitaire) et aux postmodernes qui se livrent, sous couvert d'autofictions, à des déluges de confidences. Mais il nous manque toujours un langage politique pour sonder et déplacer les «obstacles» et les «dénaturations» actuels.
La rhétorique antique ayant échoué dans l'emphase volontariste des révolutionnaires et ses variantes totalitaires ou intégristes, le verdict de Rousseau (qui prédisait déjà un avenir à l'éloquence de Mahomet!) n'a jamais été aussi cinglant: «Il y a des langues favorables à la liberté... Les nôtres sont faites pour le bourdonnement des divans.» Il désignait ainsi les salons, les boudoirs, le confort idéologique et politique. Aujourd'hui, le bourdonnement des écrans et autres SMS est plus assourdissant que jamais. Défavorable à la liberté.