Essai - Vers un islam critique
On ne parle plus beaucoup aujourd'hui de l'Histoire critique du Vieux Testament, un ouvrage publié en 1685 par un prêtre oratorien, adversaire des dévots de Port-Royal, Richard Simon. Honni des bénédictins, poursuivi par Bossuet, cet historien avait osé soutenir que Moïse ne pouvait avoir été l'auteur des livres de la Bible qu'on lui attribuait. Son ouvrage fut détruit en France avant de paraître en édition revue à Rotterdam. Considéré aujourd'hui comme un des pères de la critique biblique, Richard Simon devrait nous revenir en mémoire chaque fois que nous lisons les déboires de ces réformateurs de l'islam qui s'escriment avec leurs adversaires, défenseurs d'une tradition figée et d'un dépôt immuable de la parole divine dans le Coran. Dans son discours de Ratisbonne, le pape Benoît XVI soutient que leur cause est perdue d'avance: la doctrine de l'immutabilité de la révélation coranique, affirme-t-il, prive l'islam du processus de l'interprétation qui rend possible pour la Bible un ajustement historique constant.
Dans son récent recueil de chroniques, qui fait suite au précédent (Contre-prêches, Le Seuil, 2006), l'écrivain Abdelwahab Meddeb pense autrement. Pour lui, même si cette critique indispensable est difficile et douloureuse, elle demeure possible. Comme plusieurs autres, adeptes d'un islam plus soufiste que juridique et dogmatique, Meddeb voit dans la réforme de l'exégèse du Coran le point de départ obligé de tout aggiornamento politique. Son effort, écrit-il, est un effort de guérison «pour un islam malade». Se référant à Avicenne, il propose une thérapie dans l'écriture, dont le point de départ est d'abord une désacralisation du Coran: le geste doit se faire iconoclaste et briser le tabou coranique. À cette seule condition pourra s'instituer la nécessaire séparation du politique et du religieux, sur laquelle pourrait s'ériger la société de liberté et de démocratie encore et toujours bloquée par les théocraties. La demande est exorbitante, puisqu'elle vise rien de moins que le coeur de l'islam, en tant que religion où la foi et le droit sont fusionnés dans un tout qui fait son essence.Séparation et modernité
La laïcité est-elle possible à l'intérieur de l'islam? Pour des penseurs critiques, comme Meddeb ou l'Américain Daniel Pipes, cette sécularisation ne peut advenir qu'au prix d'une critique de la tradition. Chacun sait ce qu'il en a coûté au christianisme, de Spinoza à Bultmann, pour parvenir à ce moment critique où la vérité religieuse de l'Écriture se sépare de son incarnation historique. Dans ce livre, Meddeb a recueilli ses interventions en quatre chapitres qui relèvent ce défi avec rigueur et courage: d'abord sur la question cruciale de la primauté du texte sur l'histoire, où il propose une critique radicale du pouvoir des normes. Il entreprend ensuite une relecture de la tradition du djihad, en particulier l'examen des conditions de son abrogation. Le troisième moment est l'inéluctable question de la soumission des femmes, en particulier le renforcement des signes de cette soumission dans le contexte de la modernité. Dans une dernière section, on lira des textes importants sur l'acceptation de l'étranger et la reconnaissance de sa vérité à l'intérieur de l'islam. Meddeb invite ici à une sortie de soi qui est en même temps reconnaissance de sa propre finitude, de son propre manque, invitation qui ne manque pas de faire retour sur l'impossibilité d'une vérité absolue et transcendante de la lettre du Coran.
On pourrait demander à Abdelwahab Meddeb comment il pose la situation de parole d'où il peut interpeller l'islam tout en se maintenant dans une extériorité occidentale qui lui a été reprochée. Qui peut proposer la guérison à celui qui ne voit pas sa maladie? Au regard même de la culture musulmane aujourd'hui, l'évolution rationnelle et sécularisante à laquelle le convient tant de penseurs bienveillants équivaut à une forme d'apostasie. Les historiens multiplient les recherches sur la rédaction du Coran, ils relèvent dans la tradition les arguments nombreux, déjà formulés par les Mu'tazilites, en faveur d'un texte contingent, pleinement démythologisé, mais ils sont à l'extérieur. On pense à Manfred Kropp, à François Déroche, à Christoph Luxenberg, à Michel Kuypers. Pour qui ces lectures critiques pourraient-elles devenir l'inspiration d'un travail à faire à l'intérieur, de sorte que se réalise ce processus de séparation du politique et du texte absolu? La fusion favorise au contraire les islamistes, elle renforce ce que Meddeb appelle leur «message chimérique». Mais qui, voudrait-on demander, pourrait devenir le Richard Simon du Coran? Il était prêtre et son courage lui dicta de suivre jusqu'au bout la règle de l'enquête rationnelle sur la Bible. Meddeb a raison de penser que cette évolution est inéluctable; elle adviendra, elle doit advenir. Tous les exemples qu'il cite, repris de la tradition du grand rationalisme islamique, ne demandent qu'à renaître, seul moyen de neutraliser la violence des lectures littérales, l'archaïsme des soumissions ancestrales. L'inspiration d'Ibn Arabî est ici constante, mais suffira-t-elle?
On pourrait demander à Abdelwahab Meddeb comment il pose la situation de parole d'où il peut interpeller l'islam tout en se maintenant dans une extériorité occidentale qui lui a été reprochée. Qui peut proposer la guérison à celui qui ne voit pas sa maladie? Au regard même de la culture musulmane aujourd'hui, l'évolution rationnelle et sécularisante à laquelle le convient tant de penseurs bienveillants équivaut à une forme d'apostasie. Les historiens multiplient les recherches sur la rédaction du Coran, ils relèvent dans la tradition les arguments nombreux, déjà formulés par les Mu'tazilites, en faveur d'un texte contingent, pleinement démythologisé, mais ils sont à l'extérieur. On pense à Manfred Kropp, à François Déroche, à Christoph Luxenberg, à Michel Kuypers. Pour qui ces lectures critiques pourraient-elles devenir l'inspiration d'un travail à faire à l'intérieur, de sorte que se réalise ce processus de séparation du politique et du texte absolu? La fusion favorise au contraire les islamistes, elle renforce ce que Meddeb appelle leur «message chimérique». Mais qui, voudrait-on demander, pourrait devenir le Richard Simon du Coran? Il était prêtre et son courage lui dicta de suivre jusqu'au bout la règle de l'enquête rationnelle sur la Bible. Meddeb a raison de penser que cette évolution est inéluctable; elle adviendra, elle doit advenir. Tous les exemples qu'il cite, repris de la tradition du grand rationalisme islamique, ne demandent qu'à renaître, seul moyen de neutraliser la violence des lectures littérales, l'archaïsme des soumissions ancestrales. L'inspiration d'Ibn Arabî est ici constante, mais suffira-t-elle?
Une note pour terminer. Bien avant d'écrire tout ce qu'il écrivit et qui fit de lui un penseur honni de tous, Richard Simon avait écrit un petit opuscule pour défendre la communauté juive de Metz accusée d'avoir tué un enfant chrétien. Du courage politique au courage de la critique, certains tempéraments ne mentent pas.
Collaborateur du Devoir
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Sortir de la malédiction
L'islam entre civilisation et barbarie
Abdelwahab Meddeb
Éditions du Seuil