Littérature québécoise - Cartographie de l'intimité
Facebook, clavardage, blogue, messages textes. La Toile est le support idéal pour les 20-30 ans qui consomment les relations intimes à une vitesse folle. Ils ouvrent la télé où l'intimité s'affiche comme un jeu, où l'exhibitionnisme et le voyeurisme sont permis, admis, vénérés.
Dans Foule intime, cinq étudiants prennent la parole pour exprimer leur refus total du couple, perçu comme un boulet qui brime leur liberté. Leurs rapports amoureux s'apparentent à un sport extrême. Or peut-on, en toute impunité, consommer les êtres sans qu'il y ait d'attachement, de responsabilité, de fidélité, de profondeur? Est-ce que ça fait moins mal de ne pas aimer?De la chute de reins à la chute du rideau
Didier Alarie, professeur de littérature à l'université, entreprend une année sabbatique. À la porte de son bureau il trouve un sac avec dedans des cassettes et une lettre lui enjoignant de tout écouter. De jour en jour, via Boston, Brooklyn ou Baltimore, les conversations de cinq étudiants ayant échoué à son cours deviennent ses compagnes de route.
Au début du roman, le lecteur est laissé à lui-même, témoin de ce huis clos tantôt amical, tantôt amoureux, érotique, ambivalent. Réunis pour un travail sur la représentation littéraire de l'intimité chez Kafka, Gombrowicz et Réjean Ducharme, Arnaud, Vincent, Simon, Béatrice et Sébastien mettent en jeu leur propre histoire: manège des désirs, séduction, conquête, dépendance affective, fractures à répétition, peur de l'engagement, caractère éphémère des sentiments.
Puis la voix du narrateur (professeur) se fait entendre. Des bribes de récit voisinent sans barrière avec les dialogues des étudiants. Au fil du roman, il nous fait part de ses réflexions sur l'intimité, qui peut être appréhendée de multiples façons. L'approche, aussi bien philosophique que psychologique, historique, sociologique, artistique ou littéraire, permet d'en proposer une définition, si complexe que cela puisse paraître.
S'appuyant sur des oeuvres de Kafka (Amerika, Le Château), Ferdydurke de Gombrowicz et L'Hiver de force de Ducharme, il décline avec humour la polyphonie de l'intimité amoureuse. «Chez Kafka cela ferait farouchement frouche, frouche, sans préliminaires ni discussion, de quoi réussir vos inclinaisons les plus "hard" et hasardeuses [...] chez Gombrowicz vous auriez droit au raffinement, la pose et l'exhibition, le rire de soi et de l'autre plus que probable, un combat d'oreillers comme point culminant avec, au détour du corridor, l'ennui que la pornographie engendre [...] chez Ducharme, à l'intensité de l'ultime étreinte, avec une franche inclination pour la fusion maladive.»
Sur un ton plus grave, il soumet à notre attention d'autres pistes de réflexion: aucune forme d'intimité n'est exempte des rapports de force. À force d'être envahie dans son intimité, une personne peut renoncer à son identité (comme Karl Rossmann dans Amerika, qui s'inscrit sous le nom de Negro pour travailler au GT d'Oklahoma). La mort constitue la dernière forme de l'intimité.
Le quantième d'amour
Amerika de Kafka porte en soi une notion d'inachèvement, une ouverture toujours possible sur le souhaité, le rêve, l'idyllique. À la fin de Foule intime, Didier Alarie, lui-même ex-centré de l'amour, ressent de nouveau une irrépressible envie d'aimer avec ce que cela comporte de succès et d'insuccès relatifs: «Se voir de nouveau capable d'être amoureux, avec tout l'espoir, le leurre et l'abandon nécessaires, sans la moindre, dernière crainte de perdre. Ce jour: le quantième d'amour, cette quasi-paralysie venant de l'enthousiasme, telle la plus invitante promesse de septembre. Ce baiser de nouveau si apprécié — avec tout le doux charnu des lèvres, la langue et ce goût, cette chaleur — et pourtant si semblable à celui de l'ex de nos hiers. Le plaisir de revivre. Aussi irréaliste qu'avant. Passager.»
Déroutant par sa forme hybride, au carrefour de l'essai et du récit dialogué, Foule intime célèbre dans une prose ludique et philosophique les noces entre littérature et intimité. Après quatre ans d'absence, l'auteur du très bon Bidou Jean, bidouilleur (réédité en format poche) nous offre un second roman écrit avec une liberté de ton, une langue mouvante et jouissive qui restitue le langage des jeunes de vingt ans.
Si, par intermittence, les conversations des étudiants s'éternisent et se diluent dans la banalité, l'équilibre du roman se maintient grâce au mélange d'émotion et de réflexion. Les titres des chapitres, imaginatifs («Perdre pied dans ton lit... c'est combien déjà?», «Mourir hier, vivre aujourd'hui», «Des difficultés d'être seul, style libre», «Vous m'êtes plus cher que prévu»), conjugués à une nouvelle façon de raconter, un style décalé et une dérision stylisée, font de Foule intime un objet littéraire inclassable, une cartographie de l'intimité originale et invitante.
Collaboratrice du Devoir
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Foule intime
Alain Denis
Éditions Michel Brûlé
Montréal, 2008, 336 pages
Bidou Jean, bidouilleur
(format poche)
Alain Denis
Éditions Michel Brûlé
Montréal, 2008