Littérature française - Théâtres de la folie courante

C'est un tableau émouvant, un roman équilibré et juste, le quatorzième de Jean-Pierre Milovanoff. Emily ou la déraison trace le portrait d'un frère et d'une soeur, cette dernière marquée par la maladie mentale. Non pas une de ces maladies cruelles, qui sépare à jamais le malade du monde, mais un malheur quotidien pour lequel il n'est nul remède, hormis l'amour.

Emily souffre d'un sens aigu du danger. Elle vit d'hallucinations et de délire. Elle entend des voix, craint les bruits, les ombres, les inconnus et leur prête des intentions nuisibles. Emily souffre d'angoisse et de persécution. Impossible de prévenir ses pensées divaguantes, parmi les autres, celles qui sont convenables et sensibles, normales.

Il y a des répits et des rechutes, dans la vie d'Emily, qui nécessitent une attention soutenue, avec dosage de sels minéraux et de vitamines, et des retraites prolongées à l'hôpital. Le plus souvent, son frère l'accueille et partage sa «mémoire prise en otage». Il raconte cette épreuve: «Une thérapie fraternelle et désespérée pour aider Emily à se détacher du malheur qui nous vient des morts. Tâche ingrate, périlleuse, que ma propre déraison rendait insurmontable probablement.» Pas de doute, le narrateur écrit en connaissance de cause.

«Se peut-il que toute la vie ne soit qu'un après-midi de grincements et de poussière?» Cette belle citation de l'écrivain italien Elio Vittorini, Milovanoff la fait sienne: «Que dire de plus? Le passé est impitoyable. Certains croient s'en prémunir en lui tournant le dos et en remontant le col de leur veste. D'autres, parmi lesquels j'aurais voulu figurer, courent à toutes jambes devant lui en multipliant les crochets [...] Mais le passé a des ruses que nous n'imaginons pas.» L'hypothèse, que la folie vient du passé familial, donne un coeur vivant à ce livre.

Le thème de la perte hante toute l'oeuvre de Milovanoff, issu de l'émigration russe en France. Mais il louange aussi le présent. Les beautés du Sud, les bienfaits de Paris, l'inéluctable ajustement à l'exode urbain correspondent aux splendeurs perdues. Maints détails humbles s'y colorent de sentiments. S'il est impossible d'effacer les ratés dont certains semblent hériter, Emily a bel et bien transformé la vie du narrateur, pour l'embellir.

L'écrivain qui atteste de cette expérience très humaine tient une plume superbe, à la fois respectueuse, distancée et contenue: «Là où les gens s'attardent et se complaisent, je ne perds pas de temps. Là où ils s'énervent, zappent, s'emportent, n'observent rien, je lanterne, je m'éternise, ma patience est illimitée.» Cet excellent roman n'est pas un de ces objets doloristes, dans lequel un écrivain épanche ses échecs et ses frustrations.

Il n'appartient à aucune des coteries qui décernent les prix. La mélancolie qui l'habite, mieux cadrée que jamais, innerve l'art d'un récit mature, enjolivé par des perspectives d'analyse, exemptes de dogme et de loi.

De la scène privée à l'arène sociale

Bernard Souviraa partage avec Milovanoff une oeuvre de théâtre. Né en 1964, Souviraa est à la fois un professeur et un metteur en scène, qui, en 2004, avec Le Rouge en moi, tentait de répondre à la question: comment écrire une tragédie aujourd'hui? Il donne, avec Parades, un second roman consacré au monde de la scène, des personnages au caractère fortement typé. Ceux-ci dialoguent et bavardent volontiers.

Parades raconte une vie d'acteur, dans le milieu agité des comédiens. Grâce au roman, les voici échappés dans la géographie. Leur scène est si vaste que Souviraa s'essouffle à les rattraper, comme si la vie des autres n'offrait, en définitive, qu'un aperçu fugace. Ce qui se démontre bien dans ce milieu, où «les acteurs sont des athlètes

de l'affectif».

Roman ou théâtre, ses personnages ont des corps pris de vertige. De la génération qui avait vingt ans dans les années 80, on retrouve les éclats, les explosions physiques, les gestes théâtraux et clownesques. Chandails qui sautent, lèvres mouillées, couteaux qu'on manipule, lame tranchante ouverte, fantasmes patents.

Les personnages, admiratifs de Koltès, vivent en trapézistes une époque fraternelle et violente. Leurs débats fiévreux sur l'art bourgeois contre l'art politique, leurs mots entrechoqués par la furie alcoolique, leurs expériences détraquées, Souviraa les connaît. Lequel ne souscrit pas à la remarque d'un seul: «tous ses gestes du quotidien sont subordonnés à une fiction dans

sa tête».

Ces enfants de Sartre et de Beauvoir ont engagé leur sexualité, leur pensée, et ils les exhibent. D'où ces «parades» qui les hantent, leur cinéma improvisé. La représentation ne manque ni de vérité ni de cruauté. Imposture? Fragilité? Versatilité? Chacun des acteurs la ressent comme un jeu psychologique, qui fait leur force et leur condition.

Ce roman n'est pas simple, tant il est une répétition de la grande scène sociale. Des éléments de pièce sont insérés à même le récit. L'écrivain narrateur voyage au Portugal, comme il se souvient, sans trouver la distanciation. Ses névroses de dépendance le font souffrir: contre cet état de folie, à nous de trouver la parade. La fin pourrait faire penser à celle d'un roman d'initiation.

Souviraa appelle l'ambiance électrique de son roman «la présence». Elle rejoint, en somme, la catégorie des écritures pittoresques. Mais le paysage bucolique de jadis a changé, la violence est désormais omniprésente. La sensation du passage à l'acte, folie de notre contemporanéité, s'y accomplit avec rage. «Une baffe, une vraie, insupportable de vérité.» Telle est l'impression qu'en laisse la lecture.

Collaboratrice du Devoir

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Emily ou la déraison

Jean-Pierre Milovanoff

Grasset

Paris, 2007, 158 pages

Parades

Bernard Souviraa

L'Olivier

Paris, 2008, 284 pages

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