La petite chronique - Humeurs italiennes
Les deux auteurs que je réunis dans cette chro-nique n'ont à vrai dire rien en commun. Sauf le pays qui les a vus naître. Peut-on en effet imaginer deux écrivains aussi dissemblables qu'Alberto Moravia et Giacomo Leopardi?
Quelques mois avant de mourir, en 1990, l'auteur du Mépris s'entretenait longuement avec Alain Elkann. Il en est résulté Vita di Moravia. Tout au long de ces propos à bâtons rompus, le romancier aborde avec une franchise parfois brutale les principales étapes de sa vie.Des femmes qui ont compté pour lui — il y en a trois —, il ne nous épargne que peu de détails. C'est peut-être la première d'entre elles, Elsa Morante, qui est le moins ménagée. On y apprend certains détails parfois inutiles sur l'étrangeté de ses comportements. Pour les siens, Moravia est plus conciliant. Mais, on l'admettra, en ce domaine tout est relatif.
Sur les écrivains, même franchise désarmante. S'il se reconnaît un maître, Gadda, il ne recule pas devant les coups de griffes, en particulier pour Buzzati, en qui il ne voit qu'un journaliste imitateur de Kafka.
Comme journaliste, on sait qu'il a voyagé à travers le monde comme grand reporter; il se montre un observateur impitoyable. Nehru, le shah d'Iran, Castro, il les a rencontrés avec des fortunes diverses. En général, il ne cherche pas l'épate, reconnaissant à l'occasion ses torts.
Bref, si l'on excepte ces pages où il se montre outrancier, de cette sûreté qui vient aux écrivains dont les tirages égalent la réputation que leur font les critiques, voilà un recueil de propos qui en disent long sur l'activité littéraire au XXe siècle.
Autant Moravia est sûr de son fait, presque vulgaire à l'occasion, autant Leopardi est la figure même de l'écrivain romantique dont la vie en vase clos est un bien pâle reflet de l'activité d'un romancier-journaliste à la mode.
Giacomo Leopardi naît en 1798 dans la petite noblesse. Il meurt 39 ans plus tard. D'une curiosité intellectuelle fébrile, il apprend seul le grec et l'hébreu et acquiert des fragments de connaissance de plusieurs langues modernes. D'ailleurs, la Correspondance générale, dont nous rendons compte ici, comporte plusieurs lettres écrites en français. Il y a même au début une missive rédigée en latin et destinée à son père, Monaldo Leopardi.
Un délicat
Si Moravia nous séduit et nous désarçonne à la fois par son ton tranchant, Leopardi est avant tout un délicat. Il est du meilleur monde; il faut voir les tournures qu'il emploie, les circonlocutions auxquelles il a recours pour accuser réception d'une lettre ou remercier d'un service.
Mais si on prend connaissance de la masse que constitue cette correspondance, c'est bien plutôt à cause de la tristesse fondamentale qui teinte les propos du poète. Une tristesse et une délicatesse innées. À ce chapitre, les lettes à son frère et à sa soeur sont remarquables. L'essai de Pierre Patry, Six poètes de la solitude, paru aux Éditions Humanistas en 1996, comprend au reste un chapitre éclairant sur cet aspect de l'oeuvre. Antonio Prete, dans l'introduction, souligne justement le parallèle qu'il y a à faire entre les lettres du poète à son père et celle de Kafka connue sous le titre de Lettre au père.
Collaborateur du Devoir
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Vita Di Moravia
Entretiens d'Alberto Moravia avec Alain Elkann
Flammarion
Paris, 2007, 357 pages
Leopardi
Correspondance générale
Allia
Paris, 2007, 2319 pages