Histoire - Vidal-Naquet, le dialogue inachevé

Par-delà le deuil, la fidélité aux maîtres emprunte des chemins détournés. Plutôt que de partir sur leurs traces, d'agiter leur fantôme et de poursuivre avec eux (malgré eux) une conversation chimérique, cette fidélité exige de reconnaître que la route est coupée, que le compagnonnage est bel et bien interrompu et que le seul vrai dialogue possible, désormais, est un dialogue intérieur.

Depuis la mort de l'historien Pierre Vidal-Naquet, en juillet 2006, à l'âge de 76 ans, plusieurs ouvrages ont paru qui prétendent lui rendre hommage. Les deux premiers, L'histoire est mon combat. Entretiens avec Dominique Bourel et Hélène Monsacré (Albin Michel), et Les Images de l'historien. Dialogue avec François Soulages (Klincksieck), prennent la forme d'entretiens. Sur leurs couvertures, le nom «Vidal-Naquet» est présenté comme celui de l'auteur. Dans les deux cas, toutefois, «l'auteur» en question ne s'est jamais porté garant du texte publié: ses propos ont été recueillis quelques semaines avant sa mort, il n'a pas eu le temps de les revoir, de les mettre en forme, en un mot de les signer. D'où, à la lecture, un sentiment de tristesse: Vidal-Naquet, l'historien des mythes grecs, l'intellectuel flamboyant, y apparaît comme l'ombre de lui-même. Un personnage au mieux touchant, parce que affaibli, au pire léger, égocentrique, injuste surtout.

Dans le premier de ces entretiens, «Vidal-Naquet» exécute Lacan ou Derrida en deux lignes, allant jusqu'à lancer, à propos de la philosophie heideggerienne cette fois: «Je ne marchais pas dans tout ça [...], j'ai compris que je ne comprenais pas, parce qu'il n'y avait rien à comprendre... » Quel crédit, dès lors, accorder au reste du propos, et d'abord aux prises de positions politiques, sur la guerre d'Algérie par exemple?

Quant au second entretien, il est moins pénible à lire, mais «l'auteur» y répond là encore à côté, le contenu de l'ouvrage n'ayant que peu à voir, du reste, avec le thème annoncé.

Pour en savoir davantage sur les «images de l'historien» telles que Pierre Vidal-Naquet les a dessinées, mieux vaut se tourner vers un autre livre, où s'exprime une conception toute différente de la fidélité: intitulé Vidal-Naquet, historien en personne (La Découverte), cet essai est signé François Hartog. D'une plume affectueuse, celui-ci brosse un portrait de son ancien maître en «homme-mémoire», témoin d'un demi-siècle de débats historiographiques. Restituant ses rencontres (Marrou, Finley... ), le confrontant à d'autres figures (Ricoeur, Nora... ), Hartog rappelle que Vidal-Naquet était un homme de détours, passé de la philosophie à l'histoire et «de Platon à Jaurès». Un survivant aussi, obsédé par la transmission. Un intellectuel qui connaissait le poids du nom propre enfin, et qui signa pourtant, jadis, sous le pseudonyme «Historicus». Ici s'installe le dialogue authentique, qui est cérémonie intime. Hartog ne fait pas parler Vidal-Naquet, il assume sa voix, son héritage, en écrivant: «Je signe en tant qu'historien. C'est ma seule qualité. Je suis et ne suis qu'historien: personne d'autre. Historien est mon nom.»

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