«Tous philosophes!»

Shakespeare le déclarait impossible, et c'est pourtant l'évidence: les enfants aiment philosopher et ils le font le plus naturellement du monde. Toutes les questions les intéressent et si on leur fournit l'encadrement suffisant, ils se montreront non seulement désireux de clarifier les termes des débats dans lesquels ils s'engagent, mais surtout très préoccupés de mener jusqu'au bout les recherches que ces questions mettent en branle. Ils sont bien sûr, comme les adultes, champions du préjugé et n'aiment rien tant que de décliner les stéréotypes colportés par la télévision et la rumeur de leur milieu. Si cependant ils observent une brèche dans leurs certitudes, ils n'ont qu'un désir, c'est de comprendre comment les opinions communes sont formées et apprendre à les dépasser.

C'est pour avoir observé cela pendant des décennies que le philosophe américain Matthew Lipman, et sa compagne, Margaret Sharp, ont élaboré un programme qu'ils ont appelé «philosophie pour enfants» . Amorcée au tournant des années 1970, leur recherche a conduit à l'élaboration d'instruments pour mettre sur pied dans les écoles primaires et secondaires des «communautés de recherche», qui sont des structures de discussion où les enfants peuvent approfondir leur questionnement en groupe, accompagnés d'un enseignant. Dans une série de romans, dont les problématiques sont conçues pour correspondre aux niveaux d'âge, Lipman et Sharp ont proposé les outils pour nourrir la démarche philosophique des jeunes. Ce programme est actuellement implanté dans un grand nombre d'écoles américaines, et il a connu au Québec, à partir de 1982, un véritable essor, avec les travaux d'Anita Caron, de feue Louise Marcil-Lacoste, de Marie-France Daniel, de Pierre Lebuis et de Michel Sasseville. Ce dernier a créé à l'Université Laval un programme de formation pour les enseignants intéressés à s'engager dans cette approche dans leur école, et plusieurs enseignants d'enseignement moral ont au cours des ans fait ce choix. Chacun à sa manière, ils ont traduit et approfondi le matériel de Lipman, ils l'ont adapté pour nos écoles et surtout ils ont poursuivi la recherche.

Un ferment de démocratie

Dans un livre passionnant, qui est à la fois un superbe bilan du travail accompli et un programme de recherche, Michel Sasseville et Mathieu Gagnon proposent un tour d'horizon de la méthode et une synthèse des outils disponibles. Comme John Dewey, véritable parrain de l'approche Lipman, n'avait cessé de le répéter, l'école n'est pas l'antichambre de la société, elle est plutôt déjà une société complète, avec son potentiel de conflits, ses lois écrites et non dites, et comme dans toute société, l'enjeu principal est la démocratie et le bien commun. Ce que peut la philosophie pour enfants, ce n'est donc pas seulement un retour cognitif sur les mécanismes de la discussion; les enfants apprennent certes à discuter et ils doivent reconnaître les formes logiques de leurs échanges, les sources de leurs jugements. Mais ils doivent surtout développer les attitudes morales qui soutiennent la discussion, car sans le respect et le dialogue, rien n'est possible. La méthode possède donc deux registres: en premier, un registre logique sur les opérations de la pensée (la définition, les termes, les classes, les types de raisonnement) spontanément mises en oeuvre par les enfants. Un exemple n'est jamais une définition: cela que Socrate dit à tous ses interlocuteurs, les enfants le reconnaissent tout de suite. Ensuite, un registre moral et social: comment faire évoluer une communauté de recherche, si on n'investit pas dans les vertus du dialogue, voilà une question qui se pose

très vite.

Les mérites de l'approche sont nombreux, ils ont été reconnus partout: les enfants deviennent plus attentifs, ils s'engagent dans l'autocorrection de leur démarche, ils prennent en main le projet du groupe. Avec le temps, ils développent aussi un langage plus rigoureux, et surtout ils font confiance au groupe: une injustice dans le fonctionnement est considérée avec autant de sérieux qu'une infraction à une loi et elle engage du même coup une réflexion sur la nature des règles. Les valeurs de solidarité et de coopération ne sont pour autant ni spontanément acquises, ni impossibles à acquérir: comme dans toute société, l'évolution peut être incertaine et le travail de l'enseignant est d'abord celui d'un guide qui partage les intérêts des enfants, mais qui dispose d'une expérience pour leur éviter les principaux écueils.

L'approche Lipman est moins connue en France, mais elle y a des adhérents. En témoigne le récent livre de François Galichet, qui présente une réflexion de fond sur les principes de la méthode et son rôle dans l'éducation à la citoyenneté. Proche de Lipman, il suggère aussi une démarche qui peut évoluer en ajustant le modèle de base; c'est ainsi, par exemple, qu'il aborde la question délicate de la croyance, invitant les jeunes à échanger non seulement sur leurs convictions morales, mais aussi religieuses. Son livre est nourri d'exemples de dialogues qui illustrent la démarche des enfants et dont le contenu correspond entièrement à l'expérience recensée au Québec par Michel Sasseville.

Au Québec, la philosophie pour enfants a été adoptée par plusieurs commissions scolaires, qui l'ont intégrée dans des programmes particuliers, par exemple des programmes de prévention de la violence, comme à La Traversée, un groupe parrainé par Gilles Vigneault. Avec l'avènement du nouveau programme d'Éthique et culture religieuse, offert à tous en septembre 2008, la philosophie pour enfants, soutenue notamment par les travaux de Michel Sasseville, constituera un puissant ferment de discussion démocratique et de réflexion critique pour nos écoles. À lire ces deux livres, on ne peut qu'en concevoir, devant le défi de l'éducation au pluralisme, un réel espoir de renouveau.

Collaborateur du Devoir

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Penser ensemble à l'école

Des outils pour l'observation d'une communauté de recherche en action

Michel Sasseville et Mathieu Gagnon

Presses de l'Université Laval

Québec, 2007, 236 pages

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La philosophie à l'école

François Galichet

Éditions Milan

Paris, 2007, 189 pages

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