La petite chronique - L'histoire d'un instant

Quand on a atteint l'âge de Roger Grenier et que l'on a frayé longtemps dans les milieux littéraires, il est normal qu'on éprouve le besoin de raconter ses souvenirs. Dans Instantanés, il évoque brièvement des rencontres furtives ou des amitiés profondes.

Le tort de ce livre, s'il en est, consisterait justement à nous faire déplorer de ne pas en apprendre davantage au sujet d'écrivains donnés, Dominique Aury, Julio Cortázar, par exemple. Bref, on se sentirait frustré de ce que la confidence ne soit pas plus étoffée. Ce qui, au reste, ne nous empêche pas d'être attentif à la qualité du propos.

Parmi les écrivains dont parle Grenier se trouve Romain Gary, dont on découvre qu'il fut son voisin pendant quelque temps. Romain Gary, c'est aussi Émile Ajar. On n'a pas oublié l'affaire que fut en 1975 la parution de La Vie devant soi. Qui donc se cachait sous ce pseudonyme? Il en a fallu du temps pour que le mystère soit éclairci.

J'avais lu en son temps La Vie devant soi. Comme tout le monde, j'avais apprécié. Le petit Momo, ses propos bien enlevés, madame Rosa et sa bougonnerie tamisée de générosité. Selon toute évidence, un roman populaire dont la virtuosité ne s'encombrait pas de précautions inutiles.

Plus de trente ans plus tard, ce roman, tout habile qu'il soit, me paraît moins convaincant. Si la verdeur des confidences du petit garçon arabe amuse à coup sûr, il devient plus difficile de passer outre au côté facile de l'écriture. Nul doute, on est en pleine fabrication. D'accord pour certains bonheurs d'écriture, mais le message «fraternel» du roman passe plus difficilement. On se sent parfois — et souvent même — en plein déluge de bons sentiments.

Même si l'entreprise menée par Romain Gary n'est certes pas dénuée de qualités, j'avoue que je préfère de loin l'élitisme sibyllin d'un Antonio Tabucchi.

Chez Folio, on reprend Petites équivoques sans importance dans une nouvelle traduction de Bernard Comment, un an à peine après la première parution dans la collection «Du monde entier» chez Gallimard.

Autant tout est souligné à gros traits chez Gary/Ajar, autant tout est proposé finement chez l'auteur de Tristano meurt.

La clé de l'esthétique de Tabucchi, on la trouve peut-être dans la nouvelle du recueil intitulée Chambres. La soeur d'un écrivain à l'agonie découvre des pages écrites par l'homme qui repose dans une pièce contiguë. Il se trouve qu'elle a tenu son journal, qu'elle le confronte avec la version des faits qu'en donne son frère dans un manuscrit qu'elle a sous les yeux: «Elle pense à quel point l'écriture est mensongère, avec son implacable arrogance faite de mots définis, de verbes, d'adjectifs qui emprisonnent les choses, qui les saisissent dans une fixité vitreuse, comme une libellule prise dans une pierre depuis des siècles et qui maintient les apparences d'une libellule mais n'est plus une libellule.»

Amélia, la soeur de l'écrivain, pense que les choses ne se laissent pas emprisonner par les mots. La littérature est justement dans ce jeu entre la réalité et l'arbitraire de sa transcription. Peut-être. Encore une fois, je préfère de loin les personnages étranges de Tabucchi et les situations dans lesquelles ils se dépatouillent que l'univers artificiel de la pension de madame Rosa.

Collaborateur du Devoir

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Instantanés

Roger Grenier

Gallimard

Paris, 2007, 200 pages
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La vie devant soi

Émile Ajar

Folio

Paris, 2007, 274 pages
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Petites équivoques sans importance

Antonio Tabucchi

Folio

Paris, 2007, 235 pages

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