Essai littéraire - Fugue solaire

«De nouveau ils ont essayé de me flatter et ils ont dit: où étais-tu tout ce temps? J'ai dit: dans l'eau. Seulement dans l'eau. Ils ont regardé la mer, incrédules. Alors je me suis repris et j'ai dit: pardon, j'étais dans la soif. Oui dans la soif.»
Michaël La Chance avait-il en tête ce poème de l'écrivain marocain Abdallah Zrika quand il écrivait L'Inquisitoriale? «Aujourd'hui j'écris le livre que j'attendais il y a longtemps déjà. Le livre de la soif! Pour comprendre quelle était notre soif en son premier jardin.»Le livre commence avec un éblouissement, sous le soleil des Baléares. À Majorque, au port de Valldemossa, dans le village des artistes, le restaurateur laisse son invité couper les tomates d'un gaspacho dans sa cuisine. Les jours s'égrènent, enchantés. Le poète regarde sa nymphe se baigner. Ses sens crépitent. «Je le sais, il suffit de fermer les yeux dans un plaisir si brûlant, je tombe dans l'éternité. Je suis un soleil inversé, tous les rayons viennent à moi.»
Des montagnes de Majorque aux éboulis de l'île Bonaventure, des déserts peints et des mesas (plateaux) de l'Arizona aux toits goudronnés de Montréal, l'auteur dérive dans les archipels de sa mémoire, s'invente une archéologie personnelle. Tout est à matière à réminiscences, à recherche. À chaque ligne il expérimente sur lui-même: sensations, pensées, rêves, concepts. Il s'agit de «se traverser soi-même». Grâce au «désordre tâtonnant» de la poésie il retrouve le contour des lieux visités et habités, des êtres aimés, des rencontres «envoûtantes». L'essai se termine par un hommage à une poétesse disparue, Françoise Bujold, «une mouette inapprivoisée» venue de Gaspésie.
Fulgurants instantanés
Hier le poète-philosophe allumait la mèche des mots pour inventer le monde dans une déflagration de joie. Il fit du monde le théâtre de ses élans, de ses errances, de ses chutes. Vingt ans plus tard, au bout de cette fugue solaire dans les îles et les plateaux du langage, il identifie cette soif qu'il cherchait à comprendre en son premier jardin. «C'est une soif de jouissances. Parce que la jouissance est illumination.» Il reconnaît que la vie a été généreuse, quand pourtant la solitude demeure. Gratitude et mélancolie. L'Inquisitoriale se rapproche de ce que le philosophe Michel Foucault a appelé dans ses ultimes recherches une «esthétique de l'existence». Ce serait là, peut-être, la «grande idée» de ce livre.
Par ailleurs, dans cet essai en forme de journal de voyage en divers lieux du monde, Michaël La Chance s'interroge sur la nature du langage. Comment le langage qui détermine notre façon de penser et de percevoir — qui a une telle puissance «inquisitoriale» — se révèle-t-il si déficient à saisir et à traduire le monde? «Le mot "soleil" ne brille pas, le mot "vague" ne s'élance pas contre les rochers.» Si le langage donne forme au monde, comment faire pour s'approprier sa puissance, pour interroger les lieux? Écrire contre le langage pour dégager un réel poétique, apercevoir l'illumination du monde dans l'extinction du langage, telle est la tâche paradoxale que se donne l'écrivain.
Avec une parole disséminée «en archipel» selon l'expression de René Char, une écriture fragmentaire qui consiste à épurer les phrases jusqu'à les réduire à de fulgurants instantanés, des dialogues noués avec différents contemporains (poètes, penseurs), une pente réflexive conduisant à écrire une poésie de la poésie comme un art chargé de déchiffrer le monde et de recomposer un réel absolu, Michaël La Chance signe une oeuvre dense, exigeante et terriblement belle. Une oeuvre qu'il faut lire comme une vraie profession de foi esthétique.
Philosophe de formation, poète et essayiste, l'auteur est professeur de Théorie et histoire de l'art à l'Université du Québec à Chicoutimi et membre du comité de la revue Inter. Parmi ses récentes publication, notons Îuvres-bombes et bioterreur: l'art au temps des bombes (Éditions Inter, 2007), Paroxysmes. La parole hyperbolique (VLB, 2006, finaliste au Prix du gouverneur général 2006) et Capture totale, un essai sur la Mythologie de la cyberculture (PUL, 2006).
Collaboratrice du Devoir
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L'Inquisitoriale (essai)
Fugue solaire dans les îles et plateaux du langage
Michaël La Chance
Triptyque
Montréal, 2007, 136 pages