Littérature québécoise - Le testament d'Aquin

À mi-chemin entre l’essai et la fiction, Guylaine Massoutre invente la renaissance d’une femme à travers la fréquentation assidue de Joyce, Aquin et Yourcenar
Photo: Pascal Ratthé À mi-chemin entre l’essai et la fiction, Guylaine Massoutre invente la renaissance d’une femme à travers la fréquentation assidue de Joyce, Aquin et Yourcenar

C'est un livre curieux et insaisissable que Guylaine Massoutre nous présente. Une fiction mêlée d'esquisses biographiques, d'invention, de déambulations littéraires ou géographiques sur les traces d'Hubert Aquin, de James Joyce et de Marguerite Yourcenar. Un hommage, aussi, à la Renaissance toscane et à Piero della Francesca. Un long dialogue entre les morts, les vivants et les oeuvres. Renaissances. Vivre avec Joyce, Aquin, Yourcenar est une spirale dense faite de mots, de chair et de mémoire où l'on sent la volonté autant que le plaisir d'abattre les frontières.

Un livre, surtout, dont le «coeur noir», pour reprendre les mots de l'auteure, est la mort violente d'Aquin, son suicide, l'incompréhensible et l'inacceptable. «Mais c'est l'onde de choc qui m'intéresse», dira Guylaine Massoutre en entrevue, animée d'un enthousiasme communicatif et d'une verve apparemment intarissable au sujet de ces trois auteurs phares auxquels elle a consacré, assure-t-elle, et on la croit sans peine, un véritable «travail de fourmi».

Professeure de littérature au Cégep du Vieux-Montréal, Guylaine Massoutre n'est pas inconnue des lecteurs du Devoir puisqu'elle y commente régulièrement depuis plusieurs années l'actualité de la fiction française. Elle collabore aussi, pour le théâtre et la danse, aux Cahiers de théâtre Jeu et a également publié Itinéraires d'Hubert Aquin (BQ, 1992) dans le cadre de l'édition des oeuvres complètes de l'écrivain.

Renaître à travers l'art

La renaissance dont il est question, c'est d'abord et avant tout celle de Christine Forestier, personnage féminin emprunté à un roman d'Hubert Aquin (L'Antiphonaire), à qui Guylaine Massoutre donne un destin revu et corrigé. Née à Verdun d'une famille modeste dont elle a su rapidement s'émanciper pour accéder à un monde qui l'attire et la nourrit davantage. «J'avais connu une jeunesse exubérante, la joie naïve des amants. J'avais aimé l'amour libre, le vin et les excitants, les arts manifestes, les fous rires, les gestes imprévus et protestataires, le spectacle de l'insouciance.» La mort d'Aquin, dont elle était la maîtresse fictive, viendra tout bouleverser chez elle.

C'est ainsi qu'après la disparition de son idole, la narratrice de Renaissances se reconstruit lentement au moyen de la fréquentation de l'art, devient une spectatrice active de la littérature, de la peinture et de la photographie. Elle visite la Toscane, arpente les rues de Dublin au cours du «Bloomsday» du 16 juin 2004, mêlant sa propre quête à celle de milliers de gens venus saluer un roman immense né un siècle plus tôt. Elle s'approprie les oeuvres qui ont nourri l'homme qu'elle a aimé et trace de cette manière son propre parcours tout en forgeant les clés de son émancipation. Elle saisit à bras-le-corps ce qu'elle croit être le testament spirituel d'Aquin: «En finir avec la honte de soi, la culpabilité et les regrets, c'était sortir de la peur.»

«C'est une somme, explique Guylaine Massoutre, où j'ai voulu ramasser des idées qui étaient éparses en moi. Une expérience de lectrice et des connaissances de la littérature qui étaient éparpillées, échevelées. L'idée était de ramasser et de reconstruire, de répondre à un certain nombre de questions. Dont celle notamment que soulève la mort d'Aquin, cette grosse énigme de la vie qu'est le suicide d'un homme connu, aussi fort et aussi nourri par un projet d'artiste. C'est le coeur du livre, le coeur noir autour duquel se greffe une réponse extrêmement virulente, qui est la mienne, à cette oeuvre que je connais bien, que j'ai longuement lue, mûrie et que j'ai vue rayonner dans sa lumière et dans sa noirceur.»

Une écriture féminine

Pas question toutefois de prendre position sur la question du suicide, charriée par toute l'oeuvre d'Aquin; il s'agissait plutôt, insiste-t-elle, d'entretenir une réflexion de nature éthique sur la question des limites de la littérature et sur l'impact que la lecture a sur les lecteurs. «Comment accepter l'oeuvre qui porte la mort?», se demande-t-elle.

«C'est une oeuvre de littérature québécoise que j'ai écrite, précise Guylaine Massoutre. C'est un personnage vraiment d'ici, c'est une femme d'ici qui parle et qui va suivre un parcours de libération. C'est une écriture de femme. Et ce n'est pas pour rien qu'elle se termine dans un col, clin d'oeil au corps féminin... Ce corps féminin si violenté dans les romans d'Aquin. Et moi, poursuit-elle, j'ai voulu répondre à ça. Le corps réapproprié d'une femme par une femme, c'est un corps de plaisir. Et Joyce, avec sa langue jouissive, explosive, en écho permanent, musicale, est aussi une oeuvre pleine de joie. Et il y a ça également chez Aquin: l'invention, le choc, la mise à mal d'une langue normée qui recrée son propre rythme, cette mémoire qui porte tous les mots, toutes les négations qu'il voit dans son pays.»

«J'ai aussi voulu retenir de cette énergie-là, poursuit-elle, ce qu'elle dit du Québec et ce qu'elle dit de l'Amérique. Ce qu'elle exprime, aussi, de la place du Québec et de l'Amérique dans l'univers occidental. Et ce qu'elle dit, chez Aquin, c'est que cette place ne pourra pas s'acquérir sans une mort et une renaissance. Ce qu'Aquin inscrit dans son oeuvre, dans sa langue et dans ses phrases en permanence, c'est le combat de la vie contre la mort et de la mort contre la vie. Et là nous sommes au coeur même de l'énergie de Joyce ou de celle de Yourcenar.»

Autant d'enjeux cruciaux aux yeux de Guylaine Massoutre qui ne pouvaient être interrogés et creusés qu'à travers une pratique originale de la fiction. «En fait, je déteste la littérature des truismes.»

Collaborateur du Devoir

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RENAISSANCES

Vivre avec Joyce, Aquin, Yourcenar

Guylaine Massoutre

Fides

Montréal, 2007, 444 pages

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