Que faire du mythe Aquin ?

Romancier, essayiste et professeur de littérature française et québécoise à l'université McGill, Yvon Rivard — né en 1945 — cultive depuis quelques années une réflexion qui se veut à la fois pénétrante et sensible sur l'oeuvre et le destin d'Hubert Aquin. Il est également l'une des rares personnes à avoir reçu un mot d'adieu de l'écrivain — qui apparaît en arrière-plan sous les traits du personnage de Nicolas dans sa trilogie romanesque (Les Silences du corbeau, Le Milieu du jour, Le Siècle de Jeanne, Boréal, 1986, 1995 et 2005). Entretien.

Y. R. J'ai connu Hubert Aquin en 1975, à l'époque où il était directeur littéraire des Éditions La Presse qui venaient d'être créées. J'avais bien entendu lu ses livres, et je suis tout de suite allé lui porter le manuscrit de mon premier roman, qu'il a accepté de publier [NDLR: Mort et naissance de Christophe Ulric]. Nous nous sommes vus amicalement une dizaine de fois jusqu'à sa mort.

Au-delà de l'admiration ou de l'amitié qu'il vous inspire, quelle importance lui reconnaissez-vous aujourd'hui?

Il s'agit à mes yeux d'une oeuvre exemplaire. Comme celles de Saint-Denys-Garneau, de Gaston Miron ou de Pierre Vadeboncoeur. Ces écrivains disent quelque chose de nous, quelque chose de notre propre humanité. Ils nous renseignent sur notre propre destin, individuel ou collectif... Il y a là, à mon sens, une grande histoire dont ils sont les acteurs, puisque chacun d'entre eux a été pris dans une même aventure, à la fois individuelle et collective, c'est-à-dire celle de la rupture avec la tradition.

Hubert Aquin semblait s'être donné pour mission, pour reprendre les mots qu'il emploie dans Prochain épisode, de se «suicider partout et sans relâche». Vous évoquez quelque part à son sujet, je crois, la «dialectique de l'échec».

Aquin avait bien compris que le mouvement même de la création, et le mouvement de création de la vie tout court, c'est une dialectique d'opposition. C'est-à-dire que rien ne se fait sans cette expérience de forces contraires entre lesquelles il est déchiré. Et comme il le dit bien dans La Fatigue culturelle du Canada français, la fatigue culturelle vient de ce qu'il est très fatigant de soutenir cette tension. Cette tension qui est pourtant le mouvement créateur lui-même. Et ce qu'on appelle l'échec chez Aquin, c'est presque une stratégie qui consiste à brûler des formes... Être cultivé, comme le dit Artaud, «c'est brûler des formes, brûler des formes pour gagner sa vie». Chez Aquin, c'est presque une lapalissade de le dire, c'est que, dès que quelque chose était sur le point de réussir, il le sabotait. Mais si on brûle plus de formes qu'on en crée, il n'y a plus d'équilibre... Un des pôles de cette dialectique d'opposition chez Aquin, il en parle constamment, me semble être cette tension entre les forces d'enracinement et de déracinement, entre le nomade et le sédentaire. Aquin, c'est un exilé qui rêve d'habiter son pays...

Que faut-il penser de ce halo mythique qui enveloppe depuis sa mort l'oeuvre autant que l'homme? De toutes les tentatives, bienveillantes, calculées ou maladroites, de récupération?

J'ai parfois l'impression, au risque d'en choquer quelques-uns, que l'oeuvre d'Aquin a été beaucoup étudiée mais qu'elle est encore peu lue. Or la vérité d'Aquin est une vérité très inquiétante, voire dérangeante. Et une façon de ne pas s'expliquer avec la vérité de ce destin, c'est de le mythifier, comme toujours, dans un sens ou dans l'autre. On a beaucoup parlé, par exemple, de cette sorte de prodige formel que sont ses romans...

Et qui est un peu comme l'arbre qui cache la forêt...

Parfaitement. Aquin écrit même quelque part dans son journal: «J'ai utilisé mon cerveau comme les putains dépensent leur sexe.» C'est horrible!... Il l'a dit, il faut lire ça... Ça ne veut pas dire que c'est insignifiant d'étudier l'aspect formel de ses romans, mais qu'est-ce que ça cache? Qu'est-ce que ça révèle? Quel est le drame? Moi, ce qui m'intéresse avant tout, c'est ce que cette oeuvre-là révèle d'un destin d'intellectuel, d'artiste et aussi de Québécois. Aquin, il ne faut pas l'oublier, écrit des romans très intelligents et très structurés à une époque où on découvre les formes, tout en ayant le sentiment que tout ça ne donne rien. Ce n'est pas ce qu'il veut... Il voudrait habiter son pays, s'enraciner, aller du côté de la «convergence universelle» qu'il voit chez Teilhard de Chardin... Le philosophe en lui, l'être spirituel ou l'être désespéré, ne va pas se satisfaire du petit change que lui donne son oeuvre.

C'était quelqu'un, dites-vous aussi, qui combattait constamment la folie, c'est-à-dire le sentiment de «déréalisation».

«C'est l'absolu qui vous détraque», écrit Jacques Rivière à Antonin Artaud dans une lettre de mars 1924, à propos de l'esprit torturé du poète entièrement tourné vers la pensée pure. Il faut que vous donniez un objet précis à votre pensée, lui disait Rivière, sinon vous êtes perdu. Vous êtes toujours confronté à l'infini, à la totalité. Et ça, c'est Aquin... C'est le tout ou rien, il n'y a pas de contrainte. C'est admirable, mais on comprend très bien pourquoi il a une sorte d'inaptitude à l'action, malgré toutes ses velléités de s'incarner comme banquier, réalisateur, éditeur ou promoteur de course automobile. Et même ultimement une sorte d'inaptitude à la création... Je maintiens qu'on ne peut pas créer, qu'on ne peut pas agir ou vivre, si on n'a pas la foi ou l'intuition que tout ceci, cette activité souvent très pénible, a un sens. Qu'il y a une cohérence universelle, une histoire qui fait que les molécules se tiennent ensemble et que le rôle de l'écrivain est de faire en sorte que la vie circule entre toutes ces parties. Quand cette foi-là est perdue, pourquoi faire des livres? Pourquoi continuer de vivre?

Et qu'en est-il de la foi ou de l'espérance qu'il fondait dans le pays à venir?

Malgré tout ce qu'il a dit pour le pays, pour l'enracinement, l'indépendance, s'il l'a tellement prêché c'est parce qu'il en était incapable... Son destin, c'était d'être un errant, un exilé, c'était d'être quelqu'un qui était dans la pensée romantique du «tout ou rien» ou dans l'infini qui détraque. Dans son journal, il se révèle très tôt d'une lucidité incroyable à l'égard de lui-même. Et là, on voit bien qu'il s'agit d'un destin, non seulement artistique, mais spirituel. La matière même de ce journal, qu'on retrouve bien sûr dans ses romans, c'est le drame de quelqu'un qui perd la foi. On ne dit plus ça aujourd'hui... Pas nécessairement la foi en un Dieu, mais la foi en cette chose qui nous fait croire que tout ceci a quand même un sens et qui nous permet de supporter la tension permanente qui soutient l'acte créateur.

Collaborateur du Devoir

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