Aquin, l'artisan d'une révolution

Aquin se suicide le 15 mars 1977, jetant le discrédit de la maladie et de la folie sur son oeuvre littéraire. Lui qui avait prôné un nationalisme engagé jouerait sa vie jusqu'au bout: «Je refuse la signification que prend l'art dans un monde équivoque», proclamait-il dès 1963, rejetant un statut de tzigane pour son peuple comme pour l'artiste.

La déflagration, «contre-structure littéraire», il la désirait plus qu'en métaphore. Son dessein explicite, la révolution, valait dans la vie comme dans l'art: «Je prêche l'engagement politique pour les écrivains», répétait l'écrivain du conflit avec le pays natal.

Réaliser ce Québec libre, nation autonome et responsable, il le voyait comme la nécessité «de vivre dans son pays, de mourir et de ressusciter avec lui». Quels qu'aient été les échos innombrables de ces mots, il n'a cessé de mettre des actes sur ses grands projets, fidèle à un Québec fier de ses patriotes rebelles de 1837.

La formation d'une élite

«Je suis d'une génération avide de savoir et soucieuse de discipline formatrice», écrit-il en 1971. C'est le point de départ hors duquel on ne comprend rien. Très tôt, il fait des plans pour des créations toujours plus complexes, dont seules certaines voient le jour. Lecteur acharné, essayiste brillant dans Liberté ou interviewer, il se mesure à des entreprises aptes à remplir une vie. Défi bu comme un poison.

S'il n'endosse le statut d'écrivain qu'après discussion âpre, alors qu'il finit Trou de mémoire, à l'âge de 38 ans, faut-il y voir une réticence à l'intellectualité? Non, au contraire. «Écrivain, faute d'être banquier» est une de ces protestations dont il a l'art et la formule. Champion de l'ironie mordante, il se rebiffe contre tous.

Il n'a que 19 ans, et déjà l'écriture littéraire envahit son journal. La conscience de soi y est inséparable du savoir des livres. Sa génération confronte sans crainte les grandes oeuvres occidentales. Nabokov, Joyce, Faulkner, Borges, Faust et Paracelse, quantité d'essais du Bas-Empire romain au baroque, sa bibliothèque mentale est considérable.

Cette curiosité insatiable n'a d'égale que son appréhension rapide, intuitive, efficace des lectures qu'il convertit en projet. Ses sources multiformes, ses citations l'attestent: son écriture résonne des références qui gonflent le flot de ses pensées.

Revenons à cette génération. L'époque où il se rend à Paris, les années 1950, est aux engagements pour et contre l'Algérie. Aquin se lie aux penseurs de la décolonisation qui, jointe aux événements de la contre-culture des années 1960, cette Amérique rebelle au Vietnam, affecte tout l'Occident. Il voit vite comment le Québec peut contribuer à renverser les valeurs rassises.

L'engagement politique

Un Québec qui croise l'Amérique et l'Europe: il en a une lucidité formidable. Son engagement vient de ce qu'il croit et veut pouvoir le rendre effectif. Il n'est pas le seul, dans un tel parcours militant. Mais là où il se distingue, c'est par sa formulation éclatante de l'appartenance québécoise, lyrique, passionnée, emportée dans un torrent verbal. La vie est en avant, «le prochain épisode, c'est la révolution à faire», croit-il jusqu'au bout.

Dans ses articles, ses émissions, ses films et ses romans, enfin brièvement en édition, il inscrit sa fusion au collectif. Cet homme à projets a choisi de lier vivre et agir en grand, quitte à flamber un budget, une série, une collection. Sa volonté d'une grande nation se complique dans le risque couru et assumé.

Poursuite, cache-cache dangereux, audaces provocantes, si Aquin a peur, l'adrénaline est d'abord au rendez-vous. Il ose jusqu'au désenchantement: scénarios incroyables, activités multiples voire désordonnées, dépenses inconsidérées, aventures pernicieuses à soi, de la conduite de Formule 1 au livre secret, il fonce dans les innovations de son temps, plus vite et plus loin. Il vit avec ferveur, on le lâche.

Ses échecs relatifs viendront à bout d'une énergie redoutable. Un homme sensible, fragile, se dessine dans l'espace privé. C'est un Québécois las, désireux de ressourcement, qui gagne la Suisse pour écrire, en 1966. La fin de non-recevoir des Suisses à laquelle il se heurte relance son équilibre déjà ébranlé. Il devient un indépendantiste exacerbé, lui qui se qualifiait déjà d'irréductible.

Les grands romans

Son écriture, en revanche, bénéficie de ce rejet. Le révolutionnaire arrêté dans son élan touche au désespoir de se voir satisfaire. L'Antiphonaire, Point de fuite, Neige noire forment le versant sombre d'un combat mené à Montréal, en exil intérieur.

On le retrouve avec des personnages déboussolés sur la banquise du Canada, fulminant avant de briser sa quille. «Seul le blasphème est immense», «Si la révolution n'est pas un cri, elle n'est rien», écrit-il dès 1962, en préliminaire à Trou de mémoire. On la retrouve partout dans son oeuvre, cette pulsion cherchant le crime, exprimant la violence sous toutes ses formes. Cet absolu à la saveur inépuisable, il y revient comme l'assassin sur les lieux du crime, la splendeur de la liberté entrevue. Par amour du «pays désagrégé», il sait «réaffirmer le droit inaliénable des écrivains à orbiter en secret», en 1968. Dans un grand écart forcé, trois ans plus tard, il entraîne l'épopée joycienne et ses substrats italiques, dans l'odyssée de sa nation déceptive. À la barre des Éditions La Presse, il voit son horizon immense envahi par la tempête admirable dans laquelle, fièrement, il s'est jeté.

Il la torture, cette langue qui lui vaut le Prix du gouverneur général, qu'il refuse. Ses personnages passent également à la trappe de «l'incarcération syntaxique». «Écrire me tue.» Ces mots de 1963 sonneront littéralement, car il s'est livré en entier.

Collaboratrice du Devoir

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