Histoire - Nos drôles de notables patriotes
Ces temps-ci, le monde politique canadien parle beaucoup de la nation québécoise. Dans la première moitié du XIXe siècle, au sein du peuple du Bas-Canada, c'est un nombre infime de gens instruits qui ont répandu l'idée moderne de nation et surtout exposé les conséquences révolutionnaires qui en découlaient. On serait tenté de préciser: la frange excentrique d'un peuple illettré!
En tout cas, dans l'introduction très étoffée de leur ouvrage Médecins et patriotes, dictionnaire érudit qui rassemble une centaine de notices biographiques, Marcel J. Rheault et Georges Aubin osent affirmer que, sans la participation de près de cent médecins, «il est fort probable que les soulèvements armés de 1837-1838 n'auraient pas eu lieu... »Comment pourrait-on leur donner tort? Rheault et Aubin rappellent que les analphabètes formaient environ 85 % de la population. De plus, parmi les gens qui savaient signer, beaucoup étaient si peu instruits qu'on ne pouvait les considérer comme d'authentiques lettrés. Les médecins et les membres des autres professions libérales constituaient une exception, presque une anomalie.
Malgré cela, Durham, dans son fameux rapport soumis en 1839 au gouvernement de Londres, souligne avec justesse que «celui qui est supérieur par l'instruction n'est séparé du paysan singulièrement ignare qui le coudoie par aucune barrière d'usages, de fierté ou d'intérêts distincts». En plus d'éprouver le sentiment d'égalité qui, loin des vieux préjugés aristocratiques de l'Europe, caractérise le Nouveau Monde, les gens instruits partagent avec l'immense majorité du peuple un triste sort.
Eux aussi, ils se voient dominés par la Grande-Bretagne. Cela est particulièrement vrai des médecins de la nation assujettie.
Par exemple, à Montréal, leurs confrères britanniques, favorisés par le système colonial, cherchent à contrôler la profession grâce au Bureau des examinateurs, au General Hospital et à la faculté de médecine de McGill.
Même si la profession notariale est moins sujette aux rivalités ethniques, la participation des notaires au mouvement insurrectionnel n'a rien à envier à celle des médecins. Comme le livre de Rheault et Aubin, l'ouvrage Notaires et patriotes, de Julien S. Mackay, renferme un riche dictionnaire biographique qui nous éclaire sur l'époque. À des médecins, comme Jean-Olivier Chénier et Cyrille Côté, s'ajoutent des notaires non moins célèbres, comme Chevalier de Lorimier et Joseph-Narcisse Cardinal.
Regroupés autour de Louis-Joseph Papineau, les patriotes instruits réclament, devant des autorités coloniales insensibles, des écoles qui correspondent à l'esprit du peuple. L'empathie qu'ils ressentent pour leurs semblables leur donne une raison d'être. Ils sont démocrates afin de rester des notables.
Une famille exceptionnelle
L'histoire de la famille d'un médecin, Michel-François Valois (1801-1869), illustre ce destin singulier. Neveu du marchand et député patriote Joseph Valois, le docteur Valois, partisan de Papineau, est aussi le frère d'un autre marchand: Simon Valois, dont on comparait la fortune à celle de Joseph Masson, souvent considéré comme le premier millionnaire canadien-français.
Mais, à la différence de Masson, proche du pouvoir colonial, Simon Valois appartenait au comité permanent des patriotes de l'île de Montréal. Nulle surprise! L'un de ses frères, Narcisse Valois, également rompu aux affaires, faisait partie des Fils de la liberté.
L'émergence d'une famille si exceptionnelle au sein d'un peuple asservi et illettré ne pouvait que conduire à des extravagances, dont la richesse symbolique reflète les paradoxes collectifs. Anticlérical élu deux fois député du parti rouge, père d'une femme médecin (née en 1842 !) et d'un avocat libre penseur installé à Paris, le docteur Valois aura une nièce très catholique, descendante prétendue de rois de France: Philomène Valois-Lussier qui, de sa maison du Golden Square Mile, apprendra aux bourgeois anglo-saxons montréalais quelle folie des grandeurs les Canadiens français savent atteindre.
Que penser du neveu du docteur Valois, l'abbé Avila Valois, qui fréquente les aristocrates royalistes de Paris en plus de forniquer à New York et à Rome vers 1870?...
Il y a mieux. La petite-nièce du médecin, Léonise Valois, publie en 1910 le premier recueil poétique féminin de la littérature québécoise. En s'adressant à René du Roure, Européen qui, à McGill, enseignera le Parisian French, elle s'y proclame autochtone pour défier la domination culturelle de l'Ancien Monde: «Je veux être moi-même... J'aime de préférence / Mon pays... j'y suis née... est-ce un mal?»
Léonise Valois préfigure l'«enquébécoisement» total préconisé par Jacques Ferron, le dernier de nos notables excentriques. Qui aurait cru que l'héritage des partisans de Papineau pouvait nous mener si loin dans la libération?
Collaborateur du Devoir
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MÉDECINS ET PATRIOTES
Marcel J. Rheault et Georges Aubin
Septentrion
Québec, 2006, 254 pages
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NOTAIRES ET PATRIOTES
Julien S. Mackay
Septentrion
Québec, 2006, 258 pages