Philosophie - Le grand miroir de la Chine
Faut-il être savant pour lire François Jullien? L'oeuvre de ce sinologue français appartient depuis de nombreuses années à une catégorie très particulière de travaux, qu'on pourrait désigner comme des essais transgressifs. Cela explique peut-être qu'au moment où il entreprend, dans son dernier livre, une trilogie sur la raison en Occident, il soit l'objet d'un pamphlet très sévère de la part d'un collègue, Jean François Billeter, lui-même connaisseur redoutable de la pensée chinoise et grand exégète de Tchouang-Tseu. Le lecteur profane ne peut être que déstabilisé, mais plus on lit cette critique, plus on est sensible à l'admiration qui la traverse de part en part, et plus on se dit que, malgré tous ses défauts, à supposer qu'on reconnaisse que le critique ait raison, cette oeuvre devait franchir ces périmètres étroits qu'elle s'est donné pour mission depuis vingt ans de franchir. Le dernier livre de François Jullien ne fait que le confirmer. Transgresser veut dire en effet ici risquer la comparaison de l'incomparable, pour tenter de se comprendre soi-même dans le miroir de l'autre.
Cet autre, en l'occurrence, c'est donc la Chine du taoïsme, la Chine de ces lettrés, dont François Jullien ne cesse d'explorer la pensée, pour la placer comme un écran de résonance, un vaste miroir sur lequel il fait se projeter les catégories et les doctrines de l'Occident grec et chrétien. L'objet de son effort est cette fois-ci la parole elle-même, c'est-à-dire l'exercice du langage dans la tradition occidentale qui s'élabore à compter de Platon et d'Aristote. Le propos est ambitieux, puisqu'il s'agit d'évoquer comme une altérité indéniable un espace de logique qui ne reconnaît aucune des grandes distinctions qui furent les conquêtes de la logique grecque, comme, par exemple, le principe du tiers exclu ou les règles de la contradiction.Le sage chinois est, si on s'en remet à la parabole, celui qui peut vendre en même temps des lances qui traversent tous les boucliers et des boucliers qui ne sont traversés par aucune lance. Aristote se serait facilement moqué de cet exemple, il l'aurait confié à l'arsenal des Topiques. Mais là où le Grec fait ce pacte définitif avec la logique de la science et élabore pour le consolider tout l'édifice de la métaphysique, le Chinois entend continuer de contourner et de se déplacer dans un espace capable de franchir ces limites. Voici donc un livre qui, prenant comme point de départ la métaphysique d'Aristote, veut montrer à quel processus d'autolimitation du langage elle a conduit, si on la compare aux ouvertures maintenues en Chine par une logique paradoxale.
Logos et Tao
Parler, pour la raison grecque, c'est toujours dire quelque chose, affirmer ou nier. Comment comprendre que de l'autre côté du mur, dans une culture qui n'a jamais développé de construction métaphysique et qui n'a jamais fait de la science le paradigme de la vérité, on ait fait le pari d'une sagesse entièrement différente? Les contradictions d'Héraclite étaient-elles plus proches de ce monde que la logique d'Aristote? Il se peut, mais il n'en reste rien dans la pensée occidentale, qui n'a cessé au contraire d'approfondir le logos comme maîtrise scientifique du discours. François Jullien possède un pied, si on peut dire, dans les deux mondes, et il montre que la sagesse chinoise s'est toujours refusée à concevoir la connaissance spéculative ou théorique comme une forme suprême; elle a toujours refusé aussi de rechercher une structure éthique des biens, et elle a donc limité l'éthique à une sagesse pratique. Les leçons en sont toujours concrètes et parfois si déstabilisantes, comme chez Tchouang-Tseu, qu'elles ne peuvent qu'irriter les Occidentaux, en quête de doctrines et de systèmes pyramidaux, télescopiques, bref toujours déjà héritiers des ambitions métaphysiques des fondateurs grecs.
Plusieurs penseurs modernes interviennent ici comme des soutiens, au premier rang desquels Wittgenstein, ensuite Heidegger, tous deux témoins de la nécessité de ne pas limiter l'exercice du langage aux seules fonctions de la proposition. François Jullien ne pousse pas outre mesure la suggestion toujours très risquée d'orientaliser ceux qui intègrent une dimension mystique dans leur pensée, mais il ne cesse de revenir sur le fait que la Chine n'a jamais pensé selon l'identité ou selon la détermination: son domaine est le procès, la transformation, la capacité, dont le concept maître demeure l'ellipse même, le Tao. Indifférente à la recherche de la causalité, elle s'enfonce dans le procès de l'immanence, où elle invite chacun à reconnaître une appartenance, un accueil qui est le fondement de la sagesse. On lira ici un chapitre magnifique sur la différence entre la dialectique grecque et le dialogue des sages chinois: questionner et répondre induisent ici et là non seulement des logiques incommensurables, mais des arts de vivre, des formes de vie totalement différents.
Ce très beau livre, où on se voit offrir une occasion unique de franchir les limites de notre propre langage pour l'observer de l'extérieur, mérite-t-il les critiques très dures de Jean François Billeter? A-t-il raison de dire que François Jullien se donne la partie trop belle en durcissant une différence qui n'est peut-être pas aussi radicale? Son bref essai porte un titre qu'aucun livre ne devrait jamais porter: qu'est-ce en effet que parler «contre quelqu'un»? L'ironie de la situation est que tout dans le récent essai de François Jullien, y compris sa place dans l'histoire de la sinologie française, de Marcel Granet à Jacques Gernet, montre une volonté de passer les frontières, de faire connaître et de comparer, au sens le plus élevé du terme: non pas pour juger ou discriminer, mais pour interpréter et comprendre. On s'en convaincra en lisant la superbe méditation sur un vase chinois qui clôt ce livre, où l'auteur nous convie à contraster le tranchant de la raison qui démontre la connivence et l'entente d'une parole toujours avancée «au gré» de ce qui passe et «va sans dire».
Collaborateur du Devoir
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Si parler va sans dire
Du logos et d'autres ressources
François Jullien
Le Seuil, coll. «L'ordre philosophique»
Paris, 2006, 191 pages
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Contre
François Jullien
Jean François Billeter
Éditions Allia
Paris, 2006, 122 pages