Histoire - La quatorzième colonie
L'époque de la révolution américaine a donné lieu, dans un Québec pratiquement déchiré par la guerre civile, à une importante lutte de propagande. Le pouvoir britannique, le clergé catholique, le Congrès américain, la monarchie française et même de simples citoyens ont participé à cette bataille d'idées en adressant aux habitants de la colonie, en anglais ou en français, des lettres publiques qui étaient distribuées dans les villes et dans les campagnes. Leur but: rallier à leur cause une colonie dont l'importance géostratégique était grande — et dont l'écrasante majorité était catholique et francophone.
Dans La Tentation américaine, l'historien Marcel Trudel réunit avec bonheur ceux de ces textes qui ont survécu, plus quelques autres relatifs à la même séquence historique. En tout, 31 documents, reproduits dans leur langue originale (les textes anglais accompagnés de leur traduction française si celle-ci est d'époque), tous précédés d'une brève présentation.Avec la complicité d'éditeurs comme Septentrion et Hurtubise HMH, Trudel propose depuis une dizaine d'années un «réassortiment» de ses travaux anciens, plus ou moins remis au goût du jour et du grand public. Dans le cas présent, la formule des documents commentés rappelle bien sûr les fameux recueils de l'Histoire du Canada par les textes qu'il rédigeait dans les années 50 avec Guy Frégault et Michel Brunet, et qui servaient de manuels d'histoire. Mais c'est en réalité à des recherches encore plus anciennes que l'historien puise pour ce livre: celles qu'il publiait dès 1949 sur Louis XVI, le Congrès américain et le Canada.
Dans cet ouvrage, Trudel révélait aux lecteurs canadiens que la France, bien qu'officiellement alliée aux États-Unis à partir de 1778, avait secrètement cherché à maintenir le Québec au sein de l'empire britannique, de façon à exercer une pression sur son allié. Dans la conception historique des années 40 au Québec, il s'agissait en quelque sorte d'un second «abandon» du Canada par la France, quinze ans après la cession de la Nouvelle-France. Trudel ne manque pas, dans La Tentation américaine, de nous rappeler cette découverte (trois fois plutôt qu'une). Mais il évite en général les interprétations et se contente la plupart du temps de situer chaque document dans la trame des événements.
C'est utile, et aussi fort heureux, car la recherche historique a progressé depuis 1949 (ou 1976, année où Louis XVI, le Congrès américain et le Canada fut réédité), et Trudel n'est pas reconnu pour fréquenter assidûment les travaux de ses confrères. Par exemple, on en sait davantage aujourd'hui sur les efforts réels d'«accommodement» que les 13 colonies, par traditions antifrançaises et anticatholiques, ont consentis pour faciliter leur alliance avec la France et leur projet d'inclusion du Québec. Les historiens regardent aussi avec moins de désinvolture qu'autrefois l'aide militaire et logistique apportée par les Canadiens à l'armée d'invasion du Congrès en 1775-76. Ces centaines de sympathisants à la cause américaine risquaient, après tout, l'excommunication et la pendaison.
Points de vue
Dans ses commentaires (et la bibliographie), Trudel montre qu'il s'en tient aux points de vue plus traditionnels sur ces questions, mais, comme ses analyses ne sont qu'ébauchées, le lecteur demeure libre de ses interprétations et de ses haltes textuelles. Il est libre d'imaginer avec George Washington un monde où «tous les habitants de l'Amérique auront le même sentiment et goûteront les douceurs d'un gouvernement libre». Ou d'écouter un notaire canadien loyaliste en appeler à une solidarité différente («vous souffrez d'avoir pour tyrans de votre propre nation une bande de Yankees»). Ou encore de se laisser bercer par les formules tantôt onctueuses, tantôt imprécatoires («ces prétendus amis, ces traîtres dénaturés, ces barbares frères») de l'évêque.
Deux voix restent silencieuses dans cette foire aux discours. Celle du gouvernement colonial britannique, d'abord. Les gouverneurs ne daignent apparemment pas réclamer des colons une loyauté qui est censée aller de soi. Celle des simples colons, ensuite. Peu savent écrire. Savent-ils penser? On en a longtemps douté. En réalité, les sources à leur sujet sont rares, très difficiles à manipuler, et se prêtent mal à un recueil de textes comme celui-ci. Dans les textes de propagande, les voici en tout cas sollicités de toutes parts, pour la première fois de leur histoire à coups de «chers concitoyens» et de «chers compatriotes», et non plus seulement admonestés comme des enfants, sujets du roi ou fidèles de l'Église. Les voici intoxiqués par un mot: liberté. La tentation du titre (Trudel ne l'explique jamais), c'est la leur.
Collaborateur du Devoir
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La tentation américaine, 1774-1783
La révolution américaine et le Canada : textes commentés
Marcel Trudel
Septentrion
Québec, 2006, 176 pages