Roman français - Où va la vie ?

On aurait pu croire qu'Andréï Makine explorerait toujours la relation d'amour qui l'unit, lui l'écrivain sibérien de naissance, à la «francité». Erreur, du moins en apparence. Même s'il faut l'entendre et le lire, à propos de cette langue française qu'il honore si admirablement, Makine, linguiste distingué, est d'abord un immense écrivain. Un romancier majeur, parmi ceux qui prouvent la «foutaise» de toute préoccupation «où l'être humain est oublié».

L'Amour humain, qui vient de paraître, est un pur chef-d'oeuvre. Cri de protestation contre la bêtise armée, geste d'amour inouï à la souffrance patente, ce roman haut de gamme fait place nette au coeur d'une production qui appréhende toutefois, il n'est pas vain de le redire, un mondialisme malade, que l'écrivain qualifie de «dément».

Makine ne cesse d'observer le monde comme il va. À cette seule fin, il inscrit sa grande souplesse et sa propre complexité dans la vitalité d'une langue choisie pour s'exiler. L'Amour humain. Il s'agit bien de l'essentiel, considéré avec la conscience d'un lettré, d'un être sensible, d'un analyste fin des mouvements humains. L'amour, cette finalité des relations entre les hommes et les femmes, est-ce bien la principale? Ce pourrait être un truisme, mais cet amour sonne plus ironique, et plus universel aussi, dans la dualité noire et blanche de L'Amour humain.

Face cachée

Makine n'a jamais eu de sujet littéraire plus profond que l'amour. Amour enfoui, secret, éternel ou passion ravageuse, amour du bout du monde nordique ou sibérien, amour impossible, perdu et surtout éperdu; amour d'une vieille femme ravagée; amour d'un soldat aux pieds gelés; amour d'une grand-mère arrachée à sa souche d'humanité. Amour véritable d'un Noir et d'une Blanche.

Pouvait-il, dès lors, ne pas dire l'amour bafoué, l'accouplement hâtif ou grotesque, l'intensité horrifiante du viol, le corps sacrifié, mutilé, profané? Lisez les premières pages de L'Amour humain: époustouflantes, elles accotent les grandes signatures du réalisme, à l'oeuvre depuis deux siècles de romans.

Pas de postmodernité ici requise pour gloser. Le roman raconte le parcours d'un révolutionnaire angolais, au moment où l'Union soviétique guerroyait aux confins de l'Angola et du Zaïre, aux côtés des libérateurs africains et des soldats cubains. On plonge dans cette Afrique des années 70, et ce durant vingt ans. On s'y déplace, d'un camp de prisonniers effroyable jusqu'en Sibérie, en passant par Cuba et Moscou, pour finir à Mogadiscio, grâce à un épatant montage d'épisodes bien racontés.

La mort. Elle avance partout sa face sale, sa distribution généreuse de terreurs, ces entrailles déversées entre les hurlements de la souffrance avant la fin. La mort dispensée avec mille inventions du maudit, du sacrebleu, du sans-dessein humain. Makine prend le temps de dire et de combattre par la plume ses nausées d'humaniste, en toute lucidité. Il en fait sa trajectoire, poussant au bout les rebondissements de l'histoire. Mais jamais il ne renonce à croire dans un retournement: un visage, même d'assassin, se dévoile aussi.



À découvert

Manichéen, Makine, moraliste? Ni l'un ni l'autre. Ses yeux sont ouverts sur la souffrance. Sa rage, son cri, son ton désabusé fait tonner une voix forte. Rien ne peut empêcher les humains de s'entredétruire, sauf l'amour. Or la sauvagerie n'empêche pas l'amour d'exister.

Même une danse macabre exalte la vie: «Pour répondre à la voix d'Elias, il faudrait pouvoir dire cette terrible synchronie des vies humaines», écrit le narrateur. Mais quand il relate la paix d'une vision de neige, à Krasnoïarsk en Sibérie, qu'il dessine un homme noir amoureux fou d'une Blanche, on sent sa robe enfermer la magie de la nuit sur le marchepied d'un train. Les plus démunis seront au rendez-vous humain.

Dans l'air immobile, «alors que le froid moulait le corps comme sous une coulée de verre fondu», un couple brûle d'amour. L'improbable et l'extrême se réalisent. «Anna se serra contre lui et ils formèrent au milieu du vide stellaire un fragile îlot de vie.» Anna ouvre à Elias sa Sibérie.

Makine n'a jamais révélé un monde aussi réel que fantomatique, à la manière des portraits enneigés de Jean-Paul Lemieux. Peut-être est-ce un aspect de plus en plus émouvant de sa propre épopée, l'énoncé de son humanité. Son émotion longue et fine encre l'espace infini de sa mémoire. L'Histoire reçoit un verdict sans appel.

Dans le camp de travail forcé ou dans les pays en guerre, la présence invisible à laquelle Makine voue sa parole trouve une littérature d'exception. Ses devanciers sur le bagne, Dostoïevski, Tchekhov, Soljenitsyne, marchent en avant du monde ouvert que Makine a fait sien. «J'y suis enfin... », dit Elias. La flamme de l'écriture ne vacille pas. Ces maîtres au-delà des étoiles inspirent à ce roman force et liberté. Même si celle-ci s'exerce en pointillé, arrêtez-vous au quatrième chapitre de la seconde partie de L'Amour humain. Ce contrepoids, sans prise à la pesanteur, fait honte aux horreurs de l'Histoire mille fois reficelée.

Collaboratrice du Devoir

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L'amour humain

Andréï Makine

Le Seuil

Paris, 2006, 297 pages

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