Poésie québécoise - Rien d'autre que la clarté
La clarté lui tient la main avec son nez de cerf est d'abord un livre magnifique, édité par Pierre Filion au plomb ancien, sous une couverture cartonnée, épaisse et gaufrée, couleur lilas, rehaussé de dessins délicats et savoureux de Marc Séguin. Ce beau livre, c'est aussi un cadeau à la fois pour l'oeil et pour les mains, car on a le goût de le toucher, de le palper avant que de le lire. Il faut savoir qu'un livre pareil, on le travaille lentement, ce qui fait que, se disant de 2005, il ne nous est parvenu qu'en 2006, comme retardé pour mieux ravir. Mais c'est aussi un bon recueil, très dense, qui révèle une langue joueuse, une langue qui explose de sons et de lumières.
Tout en douceur«Dans son asile de bois même le silence a froid», et l'homme qui s'y abrite écoute passer les mots coureurs de mondes étranges tels des animaux surpris à vivre l'instant qui passe, au moment où «il marche en cercle faucon / avec les femmes losanges». Curieux univers qui se déboîte et irradie, étrange habitat éclaté où les images explosent en d'impossibles surprises. Pas un moment dans ce recueil qui ne soit étonnant, qui ne ménage avec une rare sûreté des saillis et des virevoltes. Le poète est presque un enfant égaré dans ses jeux: «Il y a scellé dans sa poitrine / un vaste / Il entre au vaste de cet antre clé // Sa chambre est sa poitrine / Une chambre thorax haute et blanche de baisers vitraux / Où qu'il soit il s'y retrouve chez lui.»
Avoir des ailes
Pour sûr, Jean François Casabonne délire quelque peu à travers le plaisir qu'il se donne de tant aimer la vie. «Il vole comme on trempe une ancre nue au sternum de l'océan.» Le programme est fabuleux chez le poète, qui touche ainsi, multiforme, aux joies du monde. Le recueil est divisé en trois parties, chacune introduite par un poème dans lequel se répercutent des sons, des homophones et des cassures de sens, respectivement intitulées «Tiraille», «Déraille» et «Tenaille». Et la parole poétique vient ainsi à demeure tressauter: «Le temps gifle son visage de neige nu / souvenir d'os attaché / de mains langues de langues vierges et de langues demain.» Ce livre vaut qu'on l'écoute en ses «langues», justement.
Et dans la ville, demeure
Rien d'autre repose sur une dérive thématique autour d'un vers fondateur qui «essaime» à travers les quatre parties de l'ouvrage, à savoir «Porteras-tu le chant qui saura m'émouvoir?» Belle proposition s'il en est, qui introduit la quête incessante de ce qui vient à l'âme quand la vie s'entrouvre, qui se déploie autour des mots «chant», «porter», «émouvoir» et «savoir» en un savant désordre qui «déconstruit» le vers initiateur.
D'entrée de jeu, comme pour se rassurer, le poète répète deux fois que «dans le silence la nuit le bruit des voitures est amical». À cette écoute, l'homme qui se tient là, dans la déconvenue de ce qui se produit autour de lui, de ce qu'il entend et voit, parle en de très courtes phrases, séparées par de très grands espaces, sinon même isolées dans la page, comme égarées. Puisqu'il s'agit de tenter l'immersion des sens dans ce désordre du dehors, on questionne: «Peut-être y a-t-il des os qui se découvrent dans la douleur / Peut-être un homme ne sait-il rien de ce qu'il chante». C'est ainsi souvent très beau, d'une tranquillité assourdie par ce qui est venu à l'oreille.
Tout apprendre
«Mais je ne sais pas assez», dit le poète, et c'est pour apprendre qu'il cherche à concevoir le poids des choses, «Le poids que l'on a porté et qui se laisse encore sentir / C'est qu'il ouvre la beauté oui // La beauté c'est surtout de n'être pas tout seul avec le vide».
L'émotion encore, bien sûr, dévoile à tous les vents le corps des mots, son corps propre dans l'espace du dehors et du dedans. Voilà ce que cherche en fait le poète, c'est-à-dire cerner ce qui de l'extérieur et de l'intérieur s'interpénètre et assouvit. «Chanter: savoir retenir comme il faut le hurlement», nous précise-t-il en une formule formidable. Et ce chant se fait poèmes. Des voitures passent dans la rue, des maisons se tassent sur elles-mêmes, bien en place, dans lesquelles le poète aurait le goût de pénétrer avec une curiosité charnelle; et «Toutes les distances de la terre» font désirer entrer en contact avec toutes les matières. Ce livre est tout cela et «rien d'autre» qu'une manière de vouloir prendre le monde dans son corps, dans ses yeux, dans son chant et, par-delà la mort, en être ému.
Collaborateur du Devoir
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LA CLARTÉ LUI TIENT LA MAIN AVEC SON NEZ DE CERF
Jean François Casabonne
Éditions du Silence
Montréal, 2005, 56 pages
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RIEN D'AUTRE
Essaim I
Franz-Emmanuel Schürch
L'Oie de Cravan
Montréal, 2006, 64 pages