Philosophie - Le bouddhisme et nous

Le bouddhisme est-il une religion, une philosophie, une sagesse s'identifiant à une morale pratique? Quand l'Europe le découvre au dix-neuvième siècle, les philosophes se divisent en deux camps: ceux qui y voient l'aboutissement ultime des traditions spirituelles de l'humanité et qui, comme Schopenhauer, célèbrent en lui le déclin salutaire de la vie, et ceux qui, suivant Nietzsche, le considèrent comme la phase ultime de la maladie européenne, l'épuisement de la volonté, et entreprennent de le combattre au nom de la vie. Associé au nihilisme, le bouddhisme apparaît alors comme une forme d'ascèse hostile à l'expérience et indifférente à la justice sociale. Aucun d'eux n'avait prévu ce qui se passerait en Californie: le bouddhisme comme fontaine de Jouvence, spiritualité pour administrateurs, technique de performance!

Philosophe, spécialiste de la tradition tibétaine, Fabrice Midal se montre sensible au lot d'ambiguïtés et de dérives qui résultent d'une réception occidentale qui n'a pas pris la juste mesure de la profonde altérité du bouddhisme comme pensée, encore moins de sa rigueur. Pour lui, cette réception qui va croissant, depuis les centres thérapeutiques de la côte ouest jusqu'aux nouvelles sciences cognitives, relève d'une somme de malentendus qu'il est urgent d'éclairer. Son essai repose d'abord sur une longue expérience personnelle du bouddhisme, mais surtout sur une approche philosophique nourrie à la fois aux sources occidentales — en particulier chez Heidegger, présent ici à chaque carrefour essentiel — et aux traditions orientales.

Le livre se présente en trois parties, relevant toutes trois d'un projet critique qui vient bousculer les schémas reçus. La première présente les stéréotypes de l'exposé occidental du bouddhisme en tant que religion athée, garantissant le bonheur par l'extinction du désir. S'adressant d'abord à ce préjugé qui, refusant de s'intéresser aux doctrines de la vacuité, comme on les trouve chez des maîtres tels que Nagarjuna ou plus tard Dogen, fait du bouddhisme une sorte d'almanach pratique de la sérénité, F. Midal insiste sur les erreurs qui résultent de toute approche coupée des sources philosophiques du bouddhisme: à ses yeux, il s'agit d'abord d'une pensée, dont la compréhension en Occident est bloquée par les limites de la métaphysique. Mais cette pensée est aussi inscrite dans une théologie complexe qui nous interdit de la considérer uniquement comme une entreprise philosophique. Selon les traditions, cette théologie peut aller jusqu'à intégrer un polythéisme symbolique, comme on le trouve au Tibet. Les catégories occidentales qui séparent le rationnel et le religieux ne sont donc pas adéquates pour saisir l'essence d'une pensée qui historiquement les déborde.

Voie et expérience

La diversité des traditions constitue pour le bouddhisme une richesse et il n'y a pas d'orthodoxie susceptible d'en unifier les nombreuses formes. L'histoire révèle une succession d'adaptations depuis le Theravada et aucune ne peut prétendre représenter l'essence du bouddhisme, ni même son message originel. Si le dalaï-lama semble se rapprocher du Mahayana, représenté par Nagarjuna, il ne propose lui-même aucune approche qui annulerait les autres. Cette situation complique les enjeux de l'interprétation. Dans son exposé, F. Midal découpe un nouvel espace pour la rencontre du bouddhisme et de l'Occident. Il le fait à partir de cinq questions de fond: la possibilité d'une ouverture sur la nature de l'esprit; le rapport à l'art et à l'image; la dénaturation du bouddhisme dans la culture de masse; les relations du bouddhisme et de la démocratie; les rapports avec les religions universelles. Cette partie du livre poursuit un but de rencontre respectueuse et son souci principal est d'éviter les processus de dénaturation caractéristiques de la réception occidentale depuis Nietzsche. On lira ici des pages importantes sur le bouddhisme et la psychanalyse, et on croisera la figure de Chögyam Trungpa, un maître tibétain que F. Midal connaît bien (Trungpa. Une biographie, Le Seuil, 2002). Comment sauver le bouddhisme de sa réification à l'ère de la culture de masse? demande-t-il. La réponse exige un refus du nihilisme occidental et une volonté de s'engager philosophiquement dans la recherche des principes de l'expérience.

Le bouddhisme authentique est par ailleurs inséparable d'une ascèse, il implique un rapport à des maîtres et l'exercice de la méditation. Dans sa dernière partie, l'auteur revient sur cette ascèse et expose sa synthèse personnelle: présentant les grands maîtres de la méditation, il s'engage à leur suite dans la justification d'une pratique que tout dans une époque de calcul technique rejette et appelle en même temps. Ce que F. Midal écrit de l'éveil, de la compassion et de l'étude, il le propose dans un langage philosophique renouvelé, où on retrouve le souci de dialogue avec les traditions occidentales: s'il est vrai que notre culture menace le bouddhisme de dénaturation, elle peut aussi l'accueillir, à la condition de reconnaître son essentielle altérité et de la respecter. Ce livre apporte à cette tâche exigeante une contribution de grand prix.

On pourra lui joindre le très beau carnet de voyages d'un écrivain indien, Pankaj Mishra. Installé dans un village himalayen en 1992, il vient à la rencontre des traditions de sa culture, brouillées par la modernisation de la vie indienne et peut-être surtout par les conflits de l'hindouisme et de l'islam. Son récit fait se croiser la vie du Bouddha, l'histoire du bouddhisme et une réflexion morale et politique sur la pertinence du bouddhisme aujourd'hui. Écrit pour tous ceux qui reviennent de Bodh Ghaya comme pour ceux qui rêvent d'y aller, ce carnet simple et modeste donne l'essentiel, il les accompagnera longtemps.

Collaborateur du Devoir

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Quel bouddhisme pour l'Occident ?

Fabrice Midal

Éditions du Seuil, «La couleur des idées»

Paris, 2006, 448 pages

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La fin de la souffrance

Le Bouddha dans le monde

Pankaj Mishra

Buchet Chastel

Paris, 2006, 450 pages

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