Roman français - Lecture d'une peau de cerf
Jusqu'où peut-on s'enfoncer dans l'immobilité et «plonger vers l'obscurité abyssale que chacun abrite au creux de lui-même»? Peut-on émerger de la mélancolie comme d'une terre inconnue, ou faut-il sortir sans bruit dans l'autre direction? Lorsque les morts aimés emportent avec eux une part du sol, il peut devenir difficile, sans eux, de se tenir debout.
C'est à Nortatem, anagramme de Metraton — un ange du septième ciel issu de la mystique juive —, que Nobécourt confie cet état: décrire dans son roman, à partir du Livre 7, un ensemble de fragments anonymes et mystérieux d'origine hébraïque, le mystère et le sens de l'existence.Qui est Lorette Nobécourt et quel âge a-t-elle? Difficile de le dire, à la lecture de son roman En nous la vie des morts. Il comporte tant de plans et de lieux, d'histoires parallèles imbriquées, de réflexions profondes, de pensées plus énigmatiques et de phrases soudain légères, presque insouciantes, que l'humour fait un contrepoint dissonant, et pourtant bienvenu, à cette interrogation sur la vie.
Un héritage à déchiffrer
La Démangeaison, son tout premier récit, l'avait fait connaître en 1994. Dans cette histoire d'allergie, elle montrait déjà un étrange talent, dont elle n'hésite pas à dire qu'il la dépasse souvent, tant à se relire elle trouve matière à étonnement. Depuis, il y a eu notamment sous sa plume La Conversation et Horsita, chez Grasset, où la mort s'imposait avec insistance.
Or Nobécourt est née en 1968. En nous la vie des morts, d'ores et déjà sélectionné pour le Médicis, est de la même veine, séduisante mais exigeante à la lecture, car elle y entrecroise la composition de deux livres, celui écrit par Guita, qui est morte, et le récit de Nortatem, qui possède à la fois le manuscrit de Guita et le Livre 7 qui inspirait ce dernier.
Des livres testamentaires s'enchâssent donc pour former une histoire, selon une composition en abîme. Dans ces mystères de la kabbale, on le devine, des portes s'ouvrent à qui, parmi les plus ferrés, entrera dans la symbolique. Les autres y trouveront, et cela suffit grandement, des images de malaise et d'angoisse existentielle, affrontées dans la solitude d'une maison du Vermont.
Nobécourt, en effet, a la capacité d'entraîner à sa suite l'amateur de pensées nouées et dénouées sans crier gare. Le rythme imprévisible de ses phrases peut s'accélérer ou s'étale dans une longue respiration savante. Elle fait d'ailleurs du nombre des pulsations cardiaques un objet d'observation en phase avec
la conscience.
Le roman est chargé de signes de piste. On y suit les amours des personnages, amis de Nortatem et amis d'amis, comme il se conçoit dans le réseau des écritures reliées. Le suicide des uns, la disparition des autres débouchent sur la question de l'influence des livres sur un destin. La nature offre également un cadre de comparaisons raisonnables. Au lecteur de rester vigilant et alerte!
Les chimères du bonheur
Avons-nous une prise sur le destin — le nôtre, celui d'autrui? Est-il déraisonnable, faute d'étancher sa soif d'infini, de sombrer dans la mélancolie? «La souffrance est-elle indispensable pour accéder aux aurores boréales que nos nuits abritent? Qui pourrait rendre sens à ma vie morte, ressusciter mes rêves? Quelle raie magique aurait la puissance de forcer la porte de mon coeur pour adoucir, de sa nage bienveillante, le chagrin que je porte en moi?» Le roman abonde en pensées du songe.
Des visions affreuses pénètrent l'avenir, le bonheur à défendre — fût-il d'ailleurs construit sur des interdits brisés —, car l'homme «à queue de rat» et «à l'âme de crapaud» détruit toujours la grâce. La chasse — toutes ces têtes de sanglier, ces peaux de cerf, ces gueules de singe atrophiées... — et d'autres ignominies — «des bourreaux se faisant passer pour leurs victimes», par exemple — irradient la sensibilité des enfants. Ces images sont les prophètes du malheur.
La connaissance bafouée, la nature avilie, le désir violenté, Nobécourt les évoque avec une écriture sûre. En nous la vie des morts se lit donc comme une réflexion sur notre monde et un questionnement sur notre responsabilité à le faire, à le lire, à l'accepter ou pas. Une vieille Indienne est même sollicitée, mais elle n'aura que l'amour à offrir à satiété. L'amour, ceci dit, n'est plus une panacée.
Nobécourt cherche à travers diverses traditions, dont l'orientale (qui arrive vers la fin du livre), la clé de ces contradictions insupportables, responsables de la mort voulue et souvent donnée. Elle met en question aussi bien le narcissisme défectueux que divers oracles païens. Pour elle, les livres assurément déplacent le chagrin. Sa leçon tient en un mot: humilité. Mais pour le lecteur, il y a en outre beaucoup de phrases denses — «l'infini de nos combinaisons» — pour méditer.
Collaboratrice du Devoir