La petite chronique - Les chemins qui mènent à Tchekhov
Le lecteur le plus exigeant peut passer à côté d'oeuvres qui n'ont que le tort d'être méconnues. On célèbre la production de tâcherons de l'écriture pendant que des écrivains qui modestement tissent leurs toiles passent inaperçus.
Ainsi Maurice Pons, dialoguiste pour François Truffaut, nouvelliste et romancier dont le recueil intitulé Douce-amère n'est guère plus lu et qui compte pourtant des pages d'une rare acuité, savant mélange d'écriture classique mâtinée d'un fantastique jamais lourd.Ces qualités, on les retrouve dans Délicieuses frayeurs, somme de onze nouvelles à la fois inquiétantes et rassurantes. La Fenêtre, que l'on trouve d'entrée, raconte le quotidien d'un univers carcéral. Ce que Karl voit de son lieu d'observation, il le décrit à des malades empêchés d'apercevoir l'extérieur. Plutôt que de leur décrire la réalité, il invente un panorama. Lorsqu'il quittera sa chambre, un autre patient découvrira la réalité. Pendant quelques semaines tout simplement, la poésie avait pris la place de la plate réalité.
Comme à peu près toujours chez Maurice Pons, il est question de l'être humain aux prises avec le temps et la mort. L'écriture y est juste, jamais appuyée, on y entend le bruit du vent et on sent le frôlement de ces instants de bonheur qui parsèment parfois nos existences.
Une qualité d'émotion que l'on a l'habitude de retrouver chez Tchekhov. Les nouvelles de l'auteur de La Mouette nous sont connues pour la plupart. Les Éditons de La Pléiade et des éditeurs français réunis il y a quelques décennies nous les ont offertes.
Voilà que sous un titre merveilleux, Des larmes invisibles au monde, sont réunies des nouvelles du grand Russe. Elles sont en règle générale écrites dans un style plus relâché et parfois
ont peu à voir avec ses récits les plus réussis.
Tchekhov les écrivait pour des raisons alimentaires. La plupart du temps, elles font appel à l'humour (féroce), à la caricature. Aussi ne faudrait-il pas se laisser abuser par le titre choisi. La nouvelle qui est ainsi nommée a à voir avec les tourments ridicules de noceurs qui en ont contre leurs femmes qui les empêchent de vivre à leur guise leur vie de patachons. Les larmes en question ont donc peu de résonance dite «tchékhovienne». Elles ressembleraient aux gloussements que procurent certains récits de Gogol, par exemple.
Il ne faudrait pas en conclure que ces textes sont d'un intérêt secondaire. Rien de ce qu'a écrit Tchekhov ne nous laisse indifférents. Et puis, comment oublier l'intention ironique contenue dans ses pièces dont on s'acharne à mettre en valeur la portée mélancolique?
À ce chapitre, Une chiffre molle est exemplaire. C'est l'histoire d'un lèche-bottes qui tente sans succès de se faire admettre dans une soirée mondaine. Il est journaliste et est prêt à tout pour réussir. Seul son humiliant échec lui révélera sa couardise. «Il avait honte, il était écoeuré. Écoeuré par l'odeur de son parfum, par ses gants neufs, par ses cheveux frisés au petit fer.»
Dans son avant-propos, la traductrice Lily Denis rapporte le mot de Tchekhov à propos de ses personnages souvent pitoyables: «Ils ne sont pas mauvais, mais ils ne savent pas vivre.» C'est presque une excuse.
Collaborateur du Devoir
***
Délicieuses frayeurs
Maurice Pons
La Dilettante
Paris, 2006, 121 pages
***
Des larmes invisibles du monde
Anton Tchekhov
Éditions des Syrtes
Paris, 2006, 188 pages