Récit - Les neiges humaines du Nunavik

La montagne peut être source d'illuminations incroyables. Hemingway raconte qu'un écrivain raté rêvait de se rendre en avion au sommet du Kilimandjaro, le point culminant de l'Afrique, pour y contempler le cadavre gelé d'un léopard perdu. Un médecin québécois a gravi la même montagne et a eu la certitude que, chez lui, l'air très pur de la toundra du Nunavik ne se compare à rien au monde.

Ce médecin est le narrateur d'Au nord de nos vies, recueil de huit récits de Jean Désy qui, en plus d'être écrivain, exerce lui-même la médecine et connaît à fond les régions polaires du Québec. Lecteur de Thoreau et mystique de la nature, l'homme qui nous livre des confidences s'appelle Julien Breton.

Les Inuits qu'il soigne et le désert arctique qui les prolonge, sans qu'il y ait de frontière précise entre eux et les glaces, semblent compter plus que sa propre vie. Julien souhaite «mourir dans la toundra en état d'apesanteur, givré, gelé de part en part... » On doit dire qu'il vient d'examiner une autochtone de quatre ans qui vient d'être violée. «Anus et vagin ne formaient plus qu'un seul orifice, sanglant... », note-t-il.

Les mots pour le dire

Mais loin de le dégoûter du Grand Nord, cette horreur, décrite avec une précision anatomique, le pousse à s'ensevelir dans les nombreux mots que la langue des Inuits emploie pour désigner la neige, tombante, humide, molle, granuleuse... À Dina, sa compagne qu'il étreint passionnément après avoir recousu la déchirure de la fillette, il envisage de demander: «As-tu songé un instant que j'aurais pu te faire l'amour sans tendresse?»

Cette façon bien particulière d'associer l'humanité brûlante à l'horreur quasi quotidienne rappelle un peu Hemingway, qui avait la faculté de rendre le mystère exclusivement physique. Elle caractérise l'art narratif très brut et très efficace de Jean Désy.

Chez l'écrivain québécois, la nature reste à la fois désolante et toute-puissante. En apparence, le bébé inuit qui repose dans l'incubateur est mort. L'étudiante en médecine qui assiste Julien presse l'enfant contre elle dans des élans désespérés de pitié. Soudain, il respire.

Transporté d'urgence dans un hôpital montréalais pour qu'on lui suture l'artère fémorale, Bobby, l'Inuit de treize ans qui avait peut-être tenté de se suicider, avoue à Julien qu'il a fait un «très beau voyage», même si ce n'était pas nécessairement celui qu'il espérait. Papy, le vieux chasseur diabétique, se chagrine de voir que le suicide est devenu un jeu compliqué parce que la sédentarisation empêche désormais les siens de mourir de faim et de froid dans la beauté de la solitude.

La symbiose confuse entre les êtres humains du Nunavik et le désert qui les environne trouvait jadis son essence dans la mort. Pour Jean Désy, qui a la naïveté archaïque mais touchante des panthéistes, l'air le plus pur du monde témoignerait encore de ce chaos primitif et de cette fatalité cosmique indivisible.

Collaborateur du Devoir

À voir en vidéo