Poésie québécoise - Dans la mouvance gaie et lesbienne

Solitude, sentiments amoureux, embrasement et passion, désir et échec, tant d'aspects parlent au coeur de ces poèmes et de ces proses proposés par Nicole Brossard, qui croit que toute anthologie «fait apparaître ce qui est dispersé ici et là, à travers l'espace et le temps, ne se voit pas, ne se remarque pas. Elle rapproche de façon à faire voir et entendre d'une manière nouvelle, parfois elle rassemble pour le simple plaisir de la célébration».

Ce que Brossard réussit à imposer dans son Baiser vertige — puisqu'«il s'agit d'un livre / il s'agit d'un lieu de vie» (Erín Moure) —, c'est l'utilité de ce regroupement dont on aurait pu remettre en question, au départ, le parti pris gai ou lesbien en fonction d'un point de vue strictement littéraire. Ce qui nous est donné à lire s'épanouit plutôt à cause de la haute teneur poétique des textes. Divisée en deux parties presque égales, cette anthologie présente 29 textes, ceux dits «lesbiens» en premier, ceux dits «gais», en second.

Entre les mains des femmes

«Le calvaire de ces générations du silence qui [a] précédé» et cette «ère du silence» dont parle Marie-Claire Blais dans ses Nuits de l'underground en 1978 se rapprochent de ce que Jovette Marchessault rappelle, en 1980, à savoir ce temps des empêchements: «[...] les cow-boys n'aimaient pas qu'on quitte sa place dans le troupeau et les femmes du troupeau des ténèbres tentaient elles aussi de m'empêcher de passer, disant que je dérangeais l'ordre!». Gail Scott fait signe de ce précaire accès au plaisir libéré en barrant un mot vital lorsqu'elle se demande: «Combien de jouissance'heures passées?», à désirer, sans doute. Or ce sont bien ces silences et ces peurs qui devraient être obsolètes aujourd'hui quand un tel ouvrage peut voir le jour.

Chez Anne-Marie Alonzo, on réussit à «comprendre enfin le sens unique du regard de l'autre, aimée, sur [toute] peau prisonnière», car parfois «des bassins envoûtés s'amalgament. La fusion touche simultanément l'avenir et le passé» (Germaine Beaulieu). C'est bien dans ce raccord fondamental d'hier et d'aujourd'hui que le jeu de la parole se met à tourner dans le rond humide des corps amoureux, dans ce chant de liberté qu'est tout entière cette anthologie. Comme le souhaite Louky Bersianik: «[...] laisse-moi recueillir l'huile prodigieuse de cette amande douce pour en lisser les feuillages de ta vulve».

Quand Germaine Beaulieu se questionne: «Si c'était demain, je parlerais une langue que j'ignore. Une langue porteuse de projets, de futur et d'autres langues. Mais c'est quand demain?», on aurait le goût de lui répondre, mais c'est aujourd'hui, puisque notre littérature peut proposer de tels textes de qualité qui savent dire l'ailleurs, dès maintenant. «La peur mange l'âme», dit Louise Bouchard, et c'est bien contre cette crainte que «les promeneuses avancent, [...] laissant le coeur / changer de côté» (Martine Audet). Nicole Brossard veut «retrouver le quotidien des fictions / lesbiennes d'écriture d'obscure et diurne / la sensation des langues, la patience / des bouches s'adonnant à la connaissance». Le féminin a trouvé à travers les années à imposer un souffle et un désir d'être dans le elle, dans ce qu'elle sait de la vie et de la jouissance.

Entre les mains des hommes

Dans les textes gais, le corps parle du corps, les organes désirent, le jeu de la séduction opère. Et tous les âges sont conviés dans ces confidences qui vont dans tous les sens.

Dès le départ, nous retrouvons l'inoubliable enfant de six ans et demi des Cendres bleues de Jean-Paul Daoust, lui qui choisit la poésie pour retracer, exorciser une relation taboue, pédophile, avec un jeune homme de vingt ans, lui qui cherche à comprendre ces «corps pris dans l'engrenage du désir / Premier et défendu»; ou encore cet enfant de douze ans qui apprend les mains baladeuses dans les trains ou le métro, qui y cherche la naissance de sa propre autonomie, car «cette chose n'était autre que le plaisir» confondu à la jouissance, dans Retour sur les années d'éclipse de Pierre Salducci. N'est-ce pas ce même enfant devenu grand que nous retrouvons dans Le Messie de Belém de Pierre Samson, lui qui déclare: «J'étais ce désir et pour la seule fois de ma vie j'ai connu mon âme, je l'ai entrevue ou plutôt devinée»?

Peut-être bien que la plupart des auteurs retenus par Nicole Brossard signeraient cette déclaration de Samson: «La pureté rend stérile. La pureté est stérile.»

Il faut pour ces auteurs «prendre cette allure joyeuse des organes / à saisir puisque le danger [serait] que la mémoire les oublie» (André Roy). Mais il n'y a pas que des joies intrinsèques qui viennent aux livres, ne serait-ce que le couple d'amoureux châtiés dans L'Âme frère de Gilles Jobidon, qui n'est rien d'autre que «la fin des amants», car là, «les temps sont à la nuit». N'oublions pas que Paul Chanel Malenfant, dans son très beau texte inédit Rue Daubenton, rappelle «des voix de mères et de soeurs murmurantes parmi les arbres violets» quand il se remémore «scène de nuit: la chute du corps de [s]on frère recommencée de sa fenêtre de Montréal [...] la chute du corps du frère... ». De son côté, Robbert Fortin souligne «l'amour l'espoir les dangers / [car] tout tremble devant nous», comme si l'écho des heurs et malheurs était une voix incontournable. Pourtant, pour Gérald Gaudet, «cela insiste dans la suite des images malgré l'opacité et la souffrance, les lueurs d'un chant [l]e regardent et ouvrent la scène d'amour».

Jouissance et lucidité

La richesse de cette anthologie ne fait aucun doute, elle réussit à faire lire du texte et de la littérature. Elle réussit à nouer ces fictions diverses ou des éclats de poésie autour d'une trame sous-jacente qui va de l'émerveillement de vivre le corps sexuel et amoureux au devoir de parole quand on est marginalisé, qu'on veut, à tous les vents, imposer sa voix, sa vie. La qualité du travail d'anthologiste de Nicole Brossard n'est plus à prouver, rappelons l'exceptionnelle et essentielle Anthologie de la poésie des femmes au Québec, parue au Remue-ménage, qu'elle a signée avec Lisette Girouard.

Collaborateur du Devoir

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BAISER VERTIGE

Anthologie - Prose et poésie gaies et lesbiennes au Québec

Choix et préface de Nicole Brossard

Éditions Typo

Montréal, 2006, 352 pages

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