Essais - Le frère réac et le père encensé

Jean-Paul Desbiens, le célèbre frère Untel, publie, depuis plusieurs années, son journal. C'est son affaire. Je pourrais me contenter de dire cela et m'arrêter là. Ce serait, à mon avis, suffisant. Mais, allez savoir pourquoi, à cause de la réputation de l'homme, probablement, de sa figure d'homme farouche, je m'entête, depuis Jérusalem, terra dolorosa, paru en 1991, à lire ce journal, qui comporte déjà plusieurs tomes dont les titres sont très beaux, en espérant y trouver quelque chose. Quoi? Je ne sais trop. Quelques idées, au moins. Une vision du monde, au mieux. Alors je m'entête, mais mon espoir reste déçu.

C'est que Jean-Paul Desbiens n'a pas vraiment d'idées; il n'a que des opinions qu'il prend pour des vérités. Je te cherche dès l'aube est un journal. Des années 2000 et 2001, d'ailleurs, et non des années 2001 et 2002, comme l'annonce la couverture. Il est donc normal que l'ensemble reste brouillon et ne propose pas d'argumentations détaillées. Cela justifie-t-il, pour autant, le caractère gratuit des jugements qu'il comporte et l'ennui profond qui se dégage d'un tel collage d'improvisations «sermonneuses»?

Partisan circonstanciel de Stockwell Day en novembre 2000, antisyndicaliste primaire et radoteur qui se croit courageux parce qu'il entonne le refrain usé, injuste et patronal de «l'enfermement des conventions collectives», antipéquiste dogmatique qui crie au «pré-fascisme» devant Bernard Landry et Louise Harel (ah, les «fusions forcées»), Jean-Paul Desbiens se complaît dans son rôle de vieux grincheux qui, écrit son éditeur en quatrième de couverture, ose «dire tout haut ce que les autres pensent tout bas».

Le problème, en effet, n'est pas ailleurs: on nous annonce un pamphlétaire, mais nous n'avons droit, en fait, qu'à un piètre réactionnaire qui reprend à son compte les pires préjugés collectifs. Quand il parle, par exemple, du «déclin du français», ce n'est jamais en fonction de son statut dans la société québécoise, mais uniquement en fonction de sa «qualité», un concept pour le moins discutable en cette matière complexe. On ne se surprendra pas, ensuite, de retrouver, sous sa plume, cette grossière solution: «Pour contrer le déclin du français, il faudrait vider les écoles, non pas des élèves, mais de la plupart des professeurs et des administrateurs, pour la raison qu'ils parlent et écrivent un français approximatif. Les syndicats s'y opposeraient, au nom des valeurs de gauche.» Élever de tels douteux états d'âme au rang de réflexion, cela porte un nom: la bêtise suffisante.

«Le fait est que je pratique une écriture succincte», écrit Jean-Paul Desbiens. [...] Je ne suis pas doué pour les longs développements et rien ne m'agace davantage que les exposés minutieux qui ne nous épargnent aucun détail.» Rien à redire là-dessus. Le parti pris se défend et je serais même prêt à le faire mien. Le problème, donc, ce n'est pas le style bref, mais la pensée courte qui se satisfait d'elle-même.

Le Desbiens religieux, qui s'exprime aussi à travers ces pages, et le Desbiens vieux jeu, même, qui supporte mal notre modernité affolée, pourraient intéresser. Le commentateur sociopolitique, toutefois, prend trop de place et désole.

Des fleurs pour le père Lévesque

Figure imposante de l'histoire du Québec en marche vers la modernité, le père Georges-Henri Lévesque n'a presque plus besoin de présentation. Fondateur et principal animateur, pendant plusieurs années, de la faculté des sciences sociales de l'Université Laval (officiellement fondée en 1943, même si l'École du même nom existait depuis 1932), ce dominicain progressiste est reconnu aujourd'hui comme l'un des principaux inspirateurs de ce qui deviendra notre Révolution tranquille.

À une époque où être chrétien, au Québec, signifiait souvent être conservateur et traditionaliste, le père Lévesque, selon Benoît Lacroix, a fait la preuve qu'il était «possible d'être libre, chercheur de vérité, courageux et homme d'avenir tout en étant croyant et même prêtre».

Livre-hommage constitué de témoignages en son honneur, La liberté aussi vient de Dieu... rappelle à juste titre sa vie, son oeuvre et ses combats, mais son caractère trop apologétique et redondant déçoit. Les témoins qui y défilent afin de rappeler la grandeur du personnage ne dépassent à peu près jamais l'éloge convenu et finissent donc par se répéter les uns les autres.

Le père Lévesque, écrivait Doris Lussier en 1993, «a combattu toute sa vie pour que la société québécoise complète les valeurs de tradition par celle du progrès». Au nombre de ses combats, on compte celui pour la non-confessionnalité des coopératives, celui pour la liberté académique et ses appuis aux ouvriers d'Asbestos et à Mgr Charbonneau, victime des bassesses de Duplessis.

Les grands principes qui l'animaient (par exemple, l'idée que «la technique est elle-même une exigence de la charité» pour que «le bienfait souhaité [soit] bien fait» et sa critique, dans le domaine des arts, de «la trop fameuse théorie de la fécondité de la misère», qu'il qualifiait d'«invention de bourgeois égoïstes [qui] ne tient pas devant les faits»), toutefois, ne sont, dans ce collectif, qu'évoqués au passage et jamais véritablement présentés et analysés comme ils auraient dû l'être. Aussi, convivial mais paresseux, l'hommage reste beaucoup trop pépère pour passionner.

Fondateur, en 1963, de l'Université nationale du Rwanda, qu'il considérait comme le deuxième grand oeuvre de sa vie, le père Lévesque, on s'en doute bien, fut profondément affecté par le génocide survenu dans ce pays en 1994. Comment le ressentait-il? Comment l'interprétait-il? Le mystère, à cet égard, restera entier. Ainsi, on apprendra qu'il «a souvent pleuré au cours des dernières années», qu'il «ne s'en est pas remis... » (Marius Dion), mais sans plus. Jean-Paul Desbiens évoquera bien, au passage, les «interviews télévisées auxquelles il a dû se soumettre à cette époque et qui insinuaient, en fin de compte, que c'était bien la peine d'avoir créé une université chrétienne pour en arriver à ce résultat» et Louise Gagné poussera même l'audace jusqu'à formuler une question explosive: «Les recherches universitaires auraient-elles encouragé ou soutenu le génocide plutôt que d'aider à le prévenir?», mais, sur ce que le père Lévesque lui-même en pensait, sur l'essentiel quoi, nous n'apprendrons rien. L'homme, à cette époque, était vieux et certainement fatigué, mais il est presque impossible de croire qu'il n'ait pas confié, au moins à un proche, ses sentiments face au drame qui représentait «la ruine de son rêve» (Desbiens). Sa douleur était peut-être trop profonde et confuse pour être partagée, mais on aurait tout de même souhaité en savoir un peu plus. Pas pour lancer une chasse aux sorcières, mais pour comprendre... que tout cela, peut-être, selon lui, restait incompréhensible.

Homme de principes, mais aussi d'action (son cours le plus célèbre, évoqué par plusieurs de ses anciens élèves, s'intitulait Morale et technique de l'action), Georges-Henri Lévesque mérite très certainement tous ces hommages qu'on lui rend, mais l'esprit même de son oeuvre aurait été mieux servi par l'ajout de quelques considérations plus substantielles, plus rigoureuses, plus actuelles et plus engagées.

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JE TE CHERCHE DÈS L'AUBE
Journal 2000-2001
Jean-Paul Desbiens
Éditions Stanké
Montréal, 2002, 360 pages

LA LIBERTÉ AUSSI VIENT DE DIEU...
Témoignages en l'honneur de Georges-Henri Lévesque, o.p. (1903-2000)
Sous la direction de Pierre Valcour et François Beaudin
Les Presses de l'Université Laval
Québec, 2002, 312 pages

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