
Comprendre la pénurie de main-d’œuvre au Québec
Portrait du phénomène
Comprendre la pénurie de main-d’œuvre au Québec

La pénurie de main-d’œuvre frappe le Québec de plein fouet et elle n’est pas en voie de se résorber. Le gouvernement anticipe que d’ici 2030, il y aura 1,4 million de postes à pourvoir dans la province. Le phénomène n’épargne aucune région et aucun secteur. Analyse d’un enjeu au cœur de la prochaine campagne électorale.

Le marché de l'emploi
Pendant des décennies, il n’y avait pas du tout de pénurie de main-d’œuvre au Québec. On avait même des jeunes qui regardaient du côté de l’Alberta ou de la Colombie-Britannique pour trouver des emplois. Maintenant, on est dans une dynamique complètement inversée. Non seulement il y a une pénurie de main-d’œuvre ici, mais en plus, des travailleurs du reste du pays viennent vers le Québec.
Pour 100 postes occupés, plus de 6 sont vacants au Québec. En 2016, pour 100 postes occupés, à peine 2 étaient vacants. Il s’agit du pire taux de postes vacants parmi les provinces canadiennes, à égalité avec la Colombie-Britannique.
Le Québec compte sur moins de 1 chômeur par poste vacant. Il s’agit du plus bas ratio parmi les provinces canadiennes.
Le marché de l’emploi se resserre de plus en plus au Québec. Depuis cinq ans, la demande de main-d’œuvre non satisfaite est en constante augmentation. En parallèle, le bassin de chômeurs diminue.
3,9%
C’est le taux de chômage enregistré au Québec en avril 2022. Il s’agit d’un creux historique pour la province.
« Quand on frise les 4,5 %, on dit déjà qu’on est en quasi-plein emploi », indique Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Selon lui, il n’est pas réaliste de se fier uniquement au bassin de chômeurs pour pallier la pénurie, puisqu’il y aura toujours des personnes au chômage, pour toutes sortes de raisons. Il s’agit parfois d’un problème de santé ou d’un changement de carrière qui nécessite une qualification particulière. « Ça ne sert à rien de compter le nombre de chômeurs en se disant que si tout le monde travaillait, il y aurait assez de gens pour combler tous les emplois. Ça n’existe nulle part », précise M. Leblanc.

La démographie
Le paysage démographique change : les baby-boomers quittent en masse le marché de l’emploi et cette tendance est appelée à se poursuivre. En 2031, ils seront âgés de 65 à 85 ans. Cette réalité se répercute sur le bassin de travailleurs et explique, en partie, la rareté de la main-d’œuvre.
La population vieillit plus rapidement au Québec que dans le reste du Canada. On estime que d’ici 2030, plus d’une personne sur quatre sera âgée de 65 ans et plus dans la province.
À l’inverse du vieillissement de la population, le taux de natalité est en baisse. Le Canada a d’ailleurs connu un creux historique en 2020, avec un taux de natalité de 9,5 naissances pour 1000 habitants.
Le vieillissement de la population, jumelé notamment au faible taux de natalité, crée une inadéquation entre la capacité de travail et l’offre de travail au Québec. Actuellement, il y a plus de personnes près de l’âge de la retraite que de personnes en âge d’entrer sur le marché du travail.
Pour chaque personne qui quitte le milieu de l’emploi, 0,8 personne s’y insère. Le ratio entre les entrants potentiels sur le marché (20 à 29 ans) et les sortants potentiels (55 à 64 ans) n’a jamais été aussi faible au Québec. Il y a vingt ans, il s’élevait à 1,3.


Analyse d'un secteur

Secteur en pleine effervescence, le marché des technologies de l’information et de la communication (TIC) est en forte croissance au Québec.
La tempête
La hausse de la demande en TIC se concrétise dès 2018, remarque Nicole Martel, présidente-directrice générale de l’Association québécoise des technologies. Dès lors, de nombreux secteurs d’activité économique, comme des banques, des compagnies d’assurances ou des entreprises de commerce de détail, embauchent des spécialistes en technologie pour réaliser leur transition numérique. Résultat : plus de 50 % des travailleurs en TIC travaillent désormais hors de leur secteur d’activité.
Les deux dernières années n’ont fait qu’accentuer des problèmes déjà existants. Notamment, le virage numérique des entreprises s’est accéléré et le télétravail a créé des besoins en talents informatiques pour soutenir le personnel à distance. La pression est « énorme » sur le secteur des technologies, affirme Mme Martel. Moov AI, par exemple, est une entreprise localisée à Montréal qui aide la communauté d’affaires à déployer et à adopter l’intelligence artificielle. En l’espace de deux ans, son équipe est passée de 9 à 43 employés. Sa masse salariale a atteint un sommet de 2,7 millions en 2021, comparativement à 900 000 $ en 2020.
Même la rareté de main-d’œuvre, généralisée à tous les secteurs, accentue les besoins en TIC. Une des solutions à la pénurie consiste à réduire les besoins en personnel. Pour y parvenir, les entreprises investissent en numérisation et en automatisation des processus, ce qui crée des besoins en compétences technologiques. « La pénurie en TIC va s’accentuer au fur et à mesure qu’on va essayer de réduire les besoins de personnel ailleurs », résume Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.

262 800
C’est le nombre de professionnels en TIC au Québec en novembre 2020. La majorité de ces travailleurs sont dans la région de Montréal.Pénurie de talents à Montréal
Les professionnels en TIC sont répartis au sein de plusieurs professions, dont celles de gestionnaire des systèmes informatiques, ingénieur informaticien ou professionnel et personnel technique en informatique. Dans tous ces domaines, une hausse importante du nombre de postes vacants a été observée à Montréal.
Le bassin de personnes formées en technologies de l’information et de la communication n’est pas suffisant pour répondre à la demande croissante. « Les entreprises s’arrachent les spécialistes et ça crée une guerre de salaires », indique Charles Milliard, président-directeur général de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Chez les professionnels en informatique, le salaire horaire offert est passé de 28,10 $ à 38,00 $, entre 2015 et 2022.
En TIC, la rareté de main-d’œuvre est d’autant plus notable qu’elle est universelle. Les entreprises font donc face à une concurrence internationale. « Depuis la pandémie et la mise en place du télétravail, il n’y a plus de frontières pour les recruteurs. Des entreprises américaines sollicitent les membres de nos équipes, offrant des salaires plus que compétitifs », déplore Megan Danis, responsable culture et développement chez Moov AI.
Un besoin accru pour des compétences spécifiques, l’avènement d’une pandémie, l’accélération du virage numérique, l’automatisation pour réduire le personnel, une sollicitation agressive des talents québécois : les raisons sont nombreuses pour expliquer la rareté de main-d’œuvre spécifique aux technologies de l’information et de la communication. Alors qu’auparavant, les inquiétudes dans ce secteur touchaient principalement au financement ou à la commercialisation, maintenant, la gestion des ressources humaines est « sur toutes les lèvres », affirme Nicole Martel, présidente-directrice générale de l’Association québécoise des technologies.

Les solutions
J’aime bien utiliser l’analogie d’une cabine d’avion : tous les indicateurs sont au rouge, que ce soit le taux d’activité, le taux de chômage, le retard accumulé en immigration. Pour changer ça, il n’y a pas une seule manette. Il existe plusieurs leviers tout aussi importants les uns que les autres.

Charles Milliard propose quatre solutions principales à la pénurie de main-d’œuvre au Québec :
- L’immigration
- Le retour de travailleurs expérimentés sur le marché du travail
- La requalification et la formation
- L’automatisation des entreprises
Marie-Eve Hermkens cumule vingt ans d’expérience en gestion des technologies de l’information. Pour pallier les problèmes de main-d’œuvre, elle mise entre autres sur la maximisation du bassin de travailleurs et la formation. Selon elle, les employeurs doivent diversifier leurs méthodes d’embauche, faire preuve d’ouverture et promouvoir la formation à même leur entreprise pour y faire évoluer les plus jeunes talents. Il y a cinq ans, Mme Hermkens fondait Boomrank, qui met en lien les entreprises, les particuliers et les organismes de formation afin de faciliter l’accès à l’emploi. Elle travaille aussi de concert avec des organismes qui accompagnent de jeunes décrocheurs ou des gens issus du milieu carcéral voulant s’insérer sur le marché du travail. Tant que tous les profils n’auront pas été épuisés, « on aura un rôle à jouer » pour répondre à la rareté de main-d’œuvre, affirme-t-elle.
De son côté, la Fédération des chambres de commerce du Québec demande la mise en place de mesures fiscales incitatives pour ramener des travailleurs expérimentés plus âgés sur le marché du travail, à raison d’une ou deux journées par semaine. En ce qui concerne l’immigration, il y a presque consensus dans la communauté d’affaires : les seuils doivent être augmentés et les processus d’immigration, améliorés. La Chambre de commerce du Montréal métropolitain et la Fédération des chambres de commerce du Québec demandent aussi que l’on chiffre la réelle capacité d’accueil de la province et des régions, notamment en matière de logement, de places en garderies ou de cours de francisation.
Claire Launay est vice-présidente de l’organisme Le Québec c’est nous aussi, qui se porte à la défense des droits et des conditions de vie des personnes immigrantes. Elle abonde dans le même sens. Elle déplore la vision utilitariste de l’immigration pour pallier la rareté de main-d’œuvre. « Ce sont des êtres humains complets, pas seulement des travailleurs qui viennent boucher des trous. » Mme Launay revendique aussi l’amélioration des processus d’immigration et un meilleur investissement en ce sens. « En immigration, le Canada et le Québec ne se donnent pas les moyens de régler la pénurie de main-d’œuvre », conclut-elle.