La rage du scooter

Le scooter, ce symbole de modernité urbaine imaginé par Enrico Piaggio en 1946, fait un retour en force au Québec après une éclipse d'une vingtaine d'années. Mais cette vague a déferlé trop tôt sur le Québec, et ce, aux dépens de l'air de nos villes.
En effet, ces petits véhicules que plusieurs achètent pour économiser de l'essence et protéger l'environnement sont en réalité les plus polluants de tous les véhicules routiers sur les routes québécoises à l'heure actuelle et ne sont dépassés que par la motoneige en matière d'émissions toxiques et de contribution au smog: selon les tests européens, chaque scooter à deux temps de petite cylindrée en rejette davantage par kilomètre parcouru qu'une voiture ou même un gros véhicule utilitaire sport (VUS). Ce n'est qu'à partir de l'an prochain que le petit joujou en apparence écologique devra se conformer pour la première fois au Canada à des normes d'émissions atmosphériques et, là encore, il s'agit de normes de loin inférieures à ce qui se fait en Europe et en Asie (voir graphique en page A 8).«Les ventes ont quadruplé depuis trois ou quatre ans, c'est un marché en pleine explosion», explique Stéphane Larivière, du distributeur Alex Berthiaume à Montréal, un des plus importants vendeurs de scooters au Québec et aussi un des plus anciens. Cependant, dit-il, Vespa a perdu ici son monopole antérieur car les Japonais — Honda avec des moteurs à quatre temps moins polluants et Yamaha avec le très populaire, économique mais plus polluant BW's (prononcez bi-wizz) à deux temps — se taillent la part du lion avec les firmes coréennes CPI et Hyosung.
Néanmoins, Myles Langlais, de la société Canadian Scooters, l'importateur des légendaires Vespa, affirme en entrevue, communiqué officiel à l'appui, que les ventes de scooters ont bondi de 40 % cette année au Canada.
L'engouement des Québécois pour les deux-roues se reflète dans les statistiques de la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ). De 1999 à 2003, y apprend-on, le nombre de «cyclomoteurs» — tous les deux-roues de moins de 50 cc en cylindrée, y compris les scooters, dont la vitesse maximale ne dépasse pas 45 km/h — a augmenté de 31,7 %, passant de 14 443 à 22 788. C'est la plus forte hausse en pourcentage de toutes les catégories de véhicules motorisés au Québec, avec une avance de 1 % sur la moto, dont les effectifs routiers ont eux aussi bondi de 30,7 % en cinq ans, passant de 80 856 à 122 183. Ces dernières semaines, selon les chiffres remis au Devoir par Mario Saint-Pierre, porte-parole de la SAAQ, le nombre de cyclomoteurs — la catégorie qui englobe les plus petits scooters — s'élevait à 24 192.
On distingue deux tendances très opposées dans les choix des Québécois pour les deux-roues, tendances qui semblent le fait de clientèles très différentes.
En matière de petites cylindrées économiques, les Québécois se situent à mi-chemin entre les États-Uniens d'un côté et l'Europe et l'Asie de l'autre. En effet, les cyclomoteurs représentent un peu plus de 15 % des immatriculations de deux-roues au Québec. Aux États-Unis, où les ventes de scooters sont à peu près nulles, cette catégorie représente 7 % des deux-roues alors qu'elle constitue 31 % de la même cohorte en Europe et au Japon.
En matière de deux-roues, la devise des Québécois pourrait être «think big!» principalement en raison des préférences des baby-boomers, qui rêvent encore d'aventures... sur deux roues: les gros engins de plus de 700 cc comptent en effet pour 77 % de toutes les motos immatriculées au Québec et pour les deux tiers de tous les deux-roues, cyclomoteurs compris. On compte au Québec seulement 24 201 motos de cylindrée moyenne (de 280 à 699 cc), soit l'équivalent du nombre de cyclomoteurs en circulation, mais aussi quelque 103 418 motos de 700 cc et plus.
Le scooter attire généralement une clientèle plus jeune, qui recherche principalement les économies d'essence, surtout en cette période de hausse croissante des prix, une mobilité beaucoup plus grande dans la circulation urbaine, généralement congestionnée, et une facilité de stationnement malgré le peu d'espaces gratuits réservés aux deux-roues. Avec son marche-pied commode qui évite de devoir enjamber la selle et ses généreux espaces de rangement, le scooter a souvent la faveur des femmes, d'autant plus que le devant caréné protège de l'eau et des poussières. Pour les jeunes, souligne M. Larivière, c'est une aubaine sur le plan tant économique qu'administratif: en effet, pour rouler avec un scooter de moins de 50 cc, Québec n'exige qu'un examen sur les règles de sécurité et de circulation puisque le véhicule circule à la vitesse d'un vélo. Ici, au Québec, le port obligatoire du casque n'a pas découragé, comme cela a été le cas en France, la clientèle du scooter et du moped, ce cyclo actionné par des pédales. Dans ce pays, cette nouvelle exigence et une augmentation notable des primes d'assurance ont poussé près de 30 % de la clientèle vers des cylindrées plus importantes.
Mais c'est sur le plan de la pollution par les émissions atmosphériques que les amateurs de scooters, en particulier des cyclomoteurs de moins de 50 cc, ont été piégés dans leur souhait de moins polluer l'environnement.
Les tests disponibles en Europe sur ces scooters indiquent que les modèles à moteur à deux temps polluent plus que toute autre mécanique roulante à l'heure actuelle, ce qui n'est cependant pas le cas des scooters à quatre temps, un peu moins puissants mais plus économiques, dont Honda est le principal constructeur. Le fait que l'huile qui sert à lubrifier les pistons dans un moteur à deux temps est mélangée à l'essence et brûlée partiellement dans la chambre de combustion explique l'énormité des rejets d'hydrocarbures à l'air libre. Or ces hydrocarbures sont une des deux principales sources de smog.
Les seuls tests disponibles sur des cyclomoteurs nous proviennent de Suisse et de France. Selon le Laboratoire fédéral d'essais des matériaux (EMPA) de la Suisse, des essais réalisés en l'an 2000 indiquent qu'un scooter à deux temps de 125 cc pollue autant que 144 voitures ou VUS. La situation est pire au Canada parce qu'aucune norme ne régit les émissions des cyclomoteurs ou scooters de moins de 50 cc. Une telle norme, comme celle qui entrera en vigueur l'an prochain au pays, forcera tous les constructeurs à faire disparaître les moteurs à deux temps ou à recourir à la technologie des injecteurs d'huile ou des convertisseurs catalytiques.
Si on soustrait des 24 000 cyclomoteurs immatriculés au Québec une tranche de 25 % pour les moteurs à quatre temps, les 18 000 scooters à deux temps qui restent devraient se retrouver pour au moins la moitié dans la grande région de Montréal. Pour avoir un ordre de grandeur, faisons l'hypothèse que ces 9000 scooters à deux temps crachent en moyenne l'équivalent en hydrocarbures au kilomètre de ceux de 100 voitures, soit moins que ce que révèlent les tests réalisés en Europe. Cela équivaudrait aux rejets quotidiens d'hydrocarbures des 800 000 voitures équipées de convertisseurs catalytiques qui sillonnent l'île de Montréal. Heureusement, ces petites machines polluantes parcourent beaucoup moins de kilomètres par jour que les voitures, ce qui réduit leur contribution globale au smog.
Une autre étude publiée par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) en France, il y a 15 jours, révèle que rouler avec un deux-roues qui respecte les normes en vigueur là-bas — plus sévères depuis des années que celles qui entreront en vigueur ici l'an prochain — génère de deux à trois fois plus de monoxyde de carbone qu'une voiture et contribue globalement entre quatre et dix fois plus au smog urbain par kilomètre parcouru qu'une voiture dotée d'un catalyseur. Et cela, même si les nouvelles normes européennes ont permis de réduire d'environ cinq fois la pollution que crachaient les scooters à deux temps des années 1998-99, ceux-là mêmes que des entreprises parmi les plus connues continuent d'importer au Québec en 2005, faute de normes sévères, alors qu'elles vendent en Europe et en Asie des machines beaucoup moins polluantes.
Les normes sur les rejets d'hydrocarbures des cyclomoteurs, qui entreront en vigueur au Canada en 2006, ont été mises en place et sont respectées par les constructeurs en Californie depuis... 1982. Elles correspondent à 40 fois les rejets autorisés pour une voiture alors que les normes européennes sont déjà plus sévères de cinq fois depuis 2003!