Ode à la sobriété énergétique

La sobriété énergétique, Bruno Detuncq l’incarne totalement. Il n’a jamais eu d’auto, sauf pour une courte période de deux ans — « une vieille minoune », spécifie-t-il. En ville, c’est à vélo qu’il se déplace. Et pas n’importe quel vélo… Un vieux Peugeot qu’il utilise depuis 1981. Toutes les pièces ont été remplacées, bien sûr, mais le cadre et le guidon sont d’origine. La consommation, c’est une idéologie à laquelle il n’adhère pas, explique l’homme de 71 ans aux larges épaules de nageur.
Cette force tranquille du mouvement écologiste québécois était, avant sa retraite en 2017, professeur de génie mécanique à Polytechnique Montréal. Dans son laboratoire, on retrouvait… un banc d’essai automobile. Au royaume du progrès matériel, il étudiait la pollution générée par les moteurs à combustion. « Je faisais partie des marginaux, mais on vit bien, comme marginal ! » dit-il en riant.
Depuis plusieurs années, M. Detuncq s’implique au sein du Regroupement vigilance hydrocarbures Québec, un groupe fondé en 2010 pour lutter contre l’extraction du gaz de schiste. Il exprime par ailleurs son opinion d’expert quand le gouvernement tend l’oreille. Cet été, le professeur retraité a présenté un mémoire à la Consultation sur l’encadrement et le développement des énergies propres au Québec, qui doit déboucher sur une nouvelle loi cet automne.
Dans son mémoire, les recommandations sont plutôt philosophiques : un contrepoids aux conseils très concrets de certains intervenants. Selon M. Detuncq, le gouvernement a une « vision naïve » de la transition énergétique. « Il s’imagine que l’énergie est facile à obtenir. On n’a qu’à faire les bons investissements, et puis on va avoir l’énergie qu’on veut. Ce n’est pas la réalité. » Les matériaux et l’espace viendront à manquer, croit-il. « On est en compétition avec le reste de l’humanité », fait-il valoir en entrevue.
Une perspective mondiale
Son mémoire aborde évidemment le défi du transport. « Quand monsieur Fitzgibbon dit qu’il faut réduire de moitié le nombre de véhicules au Québec, il ne se trompe pas. Je dirais qu’il faudrait même réduire plus », souligne M. Detuncq. Le professeur retraité prend le problème dans une perspective mondiale : cela n’aurait « aucun sens » que la Terre compte autant de voitures en 2050 qu’aujourd’hui, même si celles-ci sont électriques. « La pensée électrique, c’est une pensée magique, dit-il. Ce n’est pas seulement le lithium, le problème. Faire une auto, ça prend une tonne d’acier. »
« Environ 75 % de la population du Québec vit en zone urbaine ou semi-urbaine. On est capables de faire beaucoup plus de transport collectif, de transport actif et de formules hybrides, comme l’autopartage », estime M. Detuncq, qui a adhéré à Communauto dès son implantation à Montréal. Notre société peut s’inspirer de ce qui existe ailleurs dans le monde : M. Detuncq évoque les taxis collectifs dans lesquels il sautait à Libreville, au Gabon. Les passagers y grimpent et en descendent aux grés de leurs besoins et ils partagent la facture.
M. Detuncq a beaucoup voyagé. En 1973, une expédition sur le pouce à travers le Canada, avec 50 $ en poche, lui fait voir les exploitations pétrolières et gazières de l’Ouest. La même année, il lit le fameux rapport Meadows (Les Limites à la croissance) du Club de Rome. « Cette lecture a beaucoup défini ce que je voulais faire par la suite », raconte-t-il. Pour la première fois, on modélisait les ressources, l’énergie et la population à l’échelle mondiale. « Avec un rapport comme ça entre les mains, tu vois qu’en réalité, on est tous très interdépendants. » En 1976, il allait passer un an en Inde. D’autres voyages l’ont ensuite mené en Europe, en Afrique, aux États-Unis. Ces dernières années, il voyage plus modérément : un long séjour aux cinq ans, pas plus.
En 1978, M. Detuncq a entamé une maîtrise à Polytechnique Montréal sur l’énergie solaire passive. Le jeune ingénieur écologiste procède alors à des mesures sur un prototype de maison chauffée avec la lumière du soleil. Une idée vieille comme le monde, mais qui tarde toujours à s’implanter dans un Québec en état d’« ébriété énergétique ». « Que ce soit avec la mobilité, l’industrie, l’agriculture ou les déchets, il y a toujours des solutions mixtes : en partie technologiques et en partie comportementales. Il faut toujours allier les deux. »
Vider les mines de cuivre
Dans son mémoire, M. Detuncq invite le gouvernement à réformer le Code du bâtiment pour rehausser considérablement l’efficacité énergétique des immeubles. Quant aux bâtiments chauffés aux énergies fossiles, ils doivent être électrifiés. En outre, il faut cesser de construire des habitations toujours plus grandes et toujours plus éparses. « La façon dont on fait de l’urbanisme est une catastrophe », assène-t-il en entrevue.
Une électrification du mode de vie actuel du Québec demanderait 100 térawattheures supplémentaires par année. Il sera très difficile d’y arriver, selon l’ingénieur écologiste. Des mouvements sociaux s’élèveront, prévoit-il — contre une centrale hydroélectrique sur la rivière Magpie, par exemple. Quant aux énergies solaires photovoltaïques et éoliennes, elles se buteront à la finitude des ressources minières à l’échelle mondiale. Les éoliennes ont un coeur de cuivre, rappelle-t-il.
« Quand on est arrivés au Québec, en 1952, mon père travaillait dans les mines en Abitibi. Il y avait, à l’époque, une concentration d’environ 25 % de cuivre dans le minerai. Maintenant, est-ce qu’on exploite encore des mines de cuivre au Québec ? Zéro. Pourquoi ? Parce qu’on les a vidées. » Les gisements exploités ailleurs dans le monde, comme au Chili, ne comptent pas plus de 1 % de cuivre. « Chaque tonne de cuivre génère maintenant énormément de déchets et demande énormément d’énergie », dit M. Detuncq.
Faire preuve de sobriété exigera de couper court à la publicité qui engendre le désir de consommation, estime celui qui n’a pas de télé. Il faut bien parler de « décroissance », selon lui. « Les gens disent : je ne veux pas revenir à l’âge de pierre, à la charrette. Non. J’habitais sur Le Plateau-Mont-Royal en 1973, et je peux te dire qu’il y avait trois fois moins d’autos que maintenant. Et, pourtant, il y avait beaucoup plus de population. » Jamais encore nos sociétés modernes n’ont réduit leur soif d’énergie : chaque nouvelle source — charbon, pétrole, hydraulique, éolien, solaire — ne fait que s’additionner au total, sans jamais remplacer les précédentes.
M. Detuncq appelle maintenant à une « transformation fondamentale de ce qu’on est » pour relever les défis énergétiques de l’avenir tout en conservant une planète viable. « Mon attitude, c’est de viser le minimum de douleur pour l’humanité », explique-t-il. Éviter les souffrances causées par le manque de nourriture, d’eau potable, de soins de santé, de logement. « Au lieu de tomber de façon abrupte, comment faire une décroissance douce ? » demande-t-il. La réponse a de bonnes chances d’être toute en sobriété.