Avant la suite du monde à bord du «Coriolis II»
Le navire perce la brume. À sa proue, un drapeau du Québec claque. Dans la timonerie, le moniteur indique que le Coriolis II s’apprête à s’engouffrer dans le Saguenay. Tadoussac est tout près, mais on n’en voit pas la moindre trace. Le capitaine, Robert Bélanger, doit accorder toute son attention à la navigation. Deux autres membres de l’équipage gardent l’oeil ouvert à ses côtés. Ils s’inquiètent de la présence des traversiers.
« J’espère qu’on va les voir », dit M. Bélanger. « Avec la brume qu’on a, moi, j’espère qu’on ne va pas les voir », répond le marin Thomas Gil-Da-Rocha en riant. Car si on apercevait l’un des traversiers, il serait peut-être déjà trop tard pour l’éviter… À travers le brouillard, les falaises du fjord se profilent doucement. Le rivage ne paraît pas : un dégradé brumeux efface cette ligne entre terre et mer. Côté nord, la vue s’ouvre finalement ; un traversier apparaît à tribord. Heureusement, il est à quai.
Le capitaine ajuste finement la ligne du navire en direction de la première destination choisie dans le Saguenay. M. Bélanger pousse une manette de vitesse ; le bateau ralentit. « Deck, bridge. On arrive sur la station. J’arrête ça là, pis je vous rappelle », annonce-t-il. La proue tourne vers le nord. Un léger courant de trois dixièmes de noeud coule sous le navire. Le fond est à 100 mètres. Voilà venu le moment de descendre les instruments scientifiques.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Le Coriolis II est en mission depuis neuf jours sur le fleuve, l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent pour documenter les répercussions de l’industrie maritime sur les écosystèmes, dans le cadre du programme PLAINE de l’organisme Réseau Québec maritime. Le Devoir a participé aux trois dernières journées de la croisière scientifique, consacrées au fjord du Saguenay. Une douzaine de chercheurs — des étudiants universitaires, pour la plupart — mesurent le bruit généré par les navires, prélèvent des échantillons de fond marin ou analysent la provenance de la matière organique contenue dans l’eau.
Surtout, ils prennent le pouls du Saint-Laurent et du Saguenay avant que l’humanité poursuive son oeuvre silencieuse d’altération des écosystèmes — « avant la suite du monde », pour paraphraser le cinéaste Pierre Perrault. Les scientifiques consignent la concentration d’oxygène et de nutriments dans l’eau, et ils recensent les communautés planctoniques en présence, qui demeurent méconnues. Si la santé de l’environnement s’améliore ou se dégrade d’ici quelques années, ils pourront l’affirmer.
Mission zooplancton
Sur le pont, matelots et scientifiques butinent. Actionné par M. Gil-Da-Rocha, un treuil tire un filet aux mailles très fines qui vient de se balader dans le Saguenay. « C’est bon », crie le doctorant Luis Avila. Ce biologiste arrose le filet d’un jet d’eau. Cela fait tomber le plancton dans un godet, au fond dudit filet. De minuscules points, à peine visibles à l’oeil nu, bougent dans la soupe. Ce sont de jeunes copépodes. « Le copépode, c’est le king du zooplancton, explique M. Avila. En termes de biomasse, c’est probablement l’un des animaux les plus présents sur Terre. » Malgré le rôle crucial du copépode dans la chaîne alimentaire, on ne le connaît que très mal. Au microscope et dans un séquenceur génétique, la bouillie brune grouillante de vie, qui s’accumule au fond des seaux, livrera peu à peu ses secrets aux chercheurs.
Le projet de recherche sur le zooplancton occupera les chercheurs nuit et jour durant le passage du Devoir. Les biologistes multiplient les prélèvements pour connaître les espèces en présence : grâce à cet état de référence, ils pourront relever l’introduction éventuelle d’espèces exotiques envahissantes de zooplancton, charriées là par des navires commerciaux. En outre, grâce à leur analyse des algues microscopiques, les scientifiques espèrent pouvoir dessiner la chaîne alimentaire en entier, de l’organisme unicellulaire à la baleine bleue. La moindre perturbation peut avoir des conséquences en cascade. « C’est très dynamique et fragile », résume l’étudiante en biologie marine Jasmine Therrien derrière son microscope, après une nuit de pêche au zooplancton.
Le fjord du Saguenay et son embouchure dans le Saint-Laurent sont d’une importance primordiale pour la nature, mais aussi pour l’économie du Québec. Ce corridor d’eaux profondes permet aux grands navires de rejoindre les alumineries au coeur des terres saguenéennes. Les méthaniers du défunt projet GNL Québec devaient aussi y circuler. C’est ce même fjord qui, grâce aux eaux extrêmement riches qui font surface près de sa rencontre avec l’estuaire, sert de milieu de vie à tant de cétacés, dont le béluga. Cette cohabitation est parfois fatale : pendant des décennies, les bélugas mourraient en masse de cancers causés par les rejets toxiques des alumineries.
À la recherche du traceur perdu
À bord du Coriolis II aujourd’hui, aucune baleine en vue. Trois gars travaillent coude à coude dans la cabine de contrôle de la « rosette », un carrousel de bouteilles descendu au bout d’un câble sous le navire afin de prélever de l’eau à différentes profondeurs. Ludovic Pascal, un chercheur postdoctoral à l’Université du Québec à Rimouski, prend des notes dans son calepin. « Ici, on est vraiment dans une zone de mélange », explique le scientifique. Les eaux du fond, salées, proviennent de l’estuaire, tandis que celles de surface, douces, coulent depuis le lac Saint-Jean. Quelques minutes suffisent pour récolter les échantillons voulus. Le treuil remonte la rosette, la dépose aussitôt sur le pont. Méliane Renaud, une étudiante, se penche comme si elle trayait une vache pour transvider l’eau de deux grandes bouteilles dans différents bocaux.
Dans le laboratoire du navire, la doctorante Juliette Ricaud, de l’Université du Québec à Chicoutimi, filtre l’eau prélevée par la rosette afin d’isoler la vie microbienne qui y pullule. Sa thèse porte sur les poissons du Saguenay prisés des pêcheurs sur glace. Le capelan se fait rare, alors que le sébaste abonde. « Serait-il pertinent d’ajuster les quotas ? » demande-t-elle. Il faut comprendre la dynamique de l’écosystème, tout d’abord. Même si le Saguenay paraît vierge et sauvage, sous sa surface, les poissons pâtissent de la pollution, rappelle la chercheuse. La pêche commerciale y est interdite, car jusqu’à la grande crue de 1996, les sédiments au fond de l’eau étaient « ultracontaminés » par le mercure des alumineries, qui ont depuis amélioré leurs pratiques.
Avant la suite du monde, les scientifiques veulent aussi savoir comment se comporterait un déversement accidentel dans le Saint-Laurent. Lennart Gerke, un doctorant allemand à l’institut Geomar de Kiel, est aujourd’hui en train de remballer son matériel. Il fait partie d’une équipe qui, en 2021, a relâché quelques kilos d’un produit chimique inoffensif près du détroit de Cabot, à l’entrée du golfe du Saint-Laurent. (C’est d’ailleurs à cet endroit que se trouve le gisement pétrolier inexploité d’Old Harry.) L’objectif de ce projet canado-allemand consiste à suivre la dispersion du « traceur » dans les eaux profondes (300 mètres) du golfe et de l’estuaire.
Pas de chance : l’appareil de M. Gerke qui sert à détecter l’infime présence du traceur chimique a fait des siennes. « La machine ne fonctionnait pas de manière impeccable… Il faudra regarder plus profondément dans les données, de retour sur la terre ferme », explique-t-il. En juin 2022, l’équipe avait détecté le traceur jusqu’à la pointe ouest de l’île d’Anticosti. Les courants profonds du golfe semblaient donc plus rapides que prévu. Il ne faudrait qu’environ trois ans pour que les eaux profondes remontent le chenal laurentien jusqu’à Tadoussac, avant d’être aspirées par les eaux de surface et de reprendre le chemin du large. Au-delà de l’enjeu des déversements, la question revêt une importance capitale en ce qui concerne la compréhension des courants marins de ce coin du monde.
« Il n’y a quasiment plus d’oxygène »
L’avant-dernier soir en mer, le chercheur Ludovic Pascal — qui joue pour la première fois le rôle de co-chef de mission — a finalement le temps de souffler un peu. Les derniers jours ont été éprouvants : il fait des pieds et des mains, plus de 18 heures par jour, pour que les projets de tous les scientifiques aillent comme sur des roulettes. Quant aux sujets qui l’intéressent personnellement, les nouvelles ne sont pas réjouissantes. Les données prélevées la semaine dernière dans l’estuaire confirment que la baisse radicale de la concentration d’oxygène dans les eaux profondes, observée depuis 2020, ne s’est pas résorbée. Cette « hypoxie » rend l’environnement invivable pour plusieurs espèces, qui n’ont d’autre option que de fuir.
Malgré son éternel sourire et sa bonne humeur, le jeune père de famille rimouskois s’en fait beaucoup. « Quand on observe le Saint-Laurent, on voit des paysages magnifiques. On ne se rend toutefois pas compte qu’à 200 mètres de la surface, il n’y a quasiment plus d’oxygène, et c’est un très gros problème », dit-il. Cette chute s’explique par le Gulf Stream, un courant chaud et pauvre en oxygène qui entre désormais en grande proportion dans le golfe du Saint-Laurent, au détriment du courant du Labrador, froid et oxygéné. Les changements climatiques pourraient être en cause. L’humain serait-il encore une fois responsable ?
En cette fin de soirée, la lumière qui enveloppe le navire de recherche n’est plus que grise. Une falaise impressionnante, creusée par les glaciers, se dresse au ras de l’eau. Des volutes de brume flottent dans l’air. Un panache filamenteux se torture, se déchire devant une statue blanche de la Vierge Marie, plantée sur un balcon rocheux qui surplombe le fjord du Saguenay. Qui aura le dernier mot, l’humain ou la nature?