Avec El Niño, la température mondiale atteindra de nouveaux sommets

Le décompte est lancé : El Niño s’en vient. Dans la prochaine année, ce phénomène va rehausser les risques d’inondation au Pérou, multiplier les pluies torrentielles en Californie, assécher l’Indonésie et appauvrir les pêcheries au large du Chili. Dans leur boule de cristal, certains climatologues entrevoient un épisode très puissant ; d’autres pensent qu’il est trop tôt pour en prévoir l’intensité. Une chose est certaine : la brûlante association entre El Niño et le réchauffement climatique fera glisser le monde vers de nouveaux records de température.
À la mi-mai, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) se prononçait depuis Genève. « On s’attend à ce qu’un chaud épisode El Niño se développe dans les mois à venir, ce qui, combiné au changement climatique créé par l’humanité, poussera les températures mondiales vers des territoires inexplorés », a déclaré Petteri Taalas, le secrétaire général de l’OMM. « Cela aura des répercussions considérables sur la santé, la sécurité alimentaire, la gestion de l’eau et l’environnement », a-t-il ajouté.
Depuis trois ans, un important épisode La Niña — la soeur ennemie du Niño — a eu tendance à légèrement contenir la hausse des températures atmosphériques en injectant davantage de chaleur dans l’océan. Le thermomètre mondial enregistrait tout de même des températures supérieures de 1,15 °C à celles de la période 1850-1900. Ce moment de répit s’est achevé en mars dernier avec l’évanouissement de La Niña. L’OMM se dit maintenant pratiquement certaine que le record de température mondial établi en 2016 (+1,28 °C), lors du dernier « super El Niño », sera battu d’ici cinq ans.
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Ce texte est publié via notre Pôle environnement.Quelle sera la puissance de l’enfant terrible qui fourbit actuellement ses armes ? « Difficile à dire », répond le climatologue américain Gavin Schmidt, directeur du Goddard Institute for Space Studies de la NASA. Ce printemps, on a vu un réchauffement « rapide » et « très, très clair » de l’océan au large du Pérou. « Puisque ça s’est développé très vite, des gens disent que ce sera un El Niño très puissant. Mais pour l’instant, selon les modèles statistiques et dynamiques, la gamme de réponses possibles est encore très vaste », explique-t-il en français en entrevue. « Dans quelques mois, ça va devenir clair. »
Une mécanique complexe
Le phénomène El Niño revient à intervalle relativement régulier, tous les deux à sept ans. Chaque épisode, qui dure typiquement de 12 à 18 mois, débute par le ralentissement des alizés, des vents qui soufflent vers l’ouest dans la zone tropicale de l’océan Pacifique. En temps normal, ces alizés poussent vers le large l’eau de surface qu’on retrouve le long de la côte du Pérou. Il s’ensuit, par effet de succion, une remontée des eaux profondes près du continent qui s’accompagne d’un apport important en nutriments — pour les poissons (et les pêcheurs), un festin !

Quand les alizés ralentissent, El Niño se met en marche. Près du continent, la remontée des eaux fraîches s’interrompt et la température de surface de l’océan s’accroît sous le soleil des tropiques. Au-dessus de cette piscine surchauffée, de l’air chaud et humide monte vers le ciel, ce qui provoque de puissantes averses dans le sud-ouest de l’Amérique du Sud. En outre, l’air qui monte doit redescendre quelque part. Une fois dans le haut de l’atmosphère, il glisse vers des latitudes plus élevées — 30° nord et 30° sud — et perturbe ensuite les courants-jets (jet streams) qui font la pluie et le beau temps ailleurs dans le monde.
Parmi les effets à longue portée les plus récurrents du phénomène El Niño — effets que les climatologues nomment joliment « téléconnexions » —, mentionnons la diminution des précipitations en Indonésie et dans le nord de l’Amérique du Sud, ainsi que des excès de pluie en Afrique orientale et dans le sud des États-Unis. Ces aléas météorologiques détruisent des récoltes et inondent des villes. Au Canada, un épisode d’El Niño peut avoir tendance à adoucir l’hiver dans l’ouest du pays. Le phénomène n’a cependant que très peu de conséquencesau Québec.
Atteindre 1,5 °C avec El Niño
À l’échelle planétaire, les épisodes d’El Niño font légèrement monter le mercure. Puisque, lors de ces événements, la remontée des eaux profondes et froides du Pacifique se ralentit, moins de chaleur peut y être absorbée. L’atmosphère doit en prendre un peu plus sur ses épaules. Un phénomène El Niño d’intensité moyenne fait grimper le thermomètre mondial d’environ 0,06 °C, souligne M. Schmidt. Si un tel épisode se concrétise d’ici la fin de l’année, on pourra déjà prévoir que de nombreux records de température voleront en éclats en 2024.
« Les prochaines années risquent d’être vraiment chaudes à cause d’El Niño qui refait surface et qui a de bonnes chances d’être fort, observe le climatologue Philippe Lucas-Picher de l’Université du Québec à Montréal. C’est très solide scientifiquement. D’ici cinq ans, on va probablement s’approcher de la hausse de 1,5 °C dont on parle depuis des années. » Cette marque symbolique sera d’abord atteinte passagèrement, le temps d’un épisode d’El Niño, avant d’être atteinte définitivement, quelques années plus tard, en raison de l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Pour le moment, les scientifiques ne savent pas si les changements climatiques modifient la valse entre El Niño et La Niña. « C’est un système chaotique, très riche, très dynamique, et donc, c’est difficile d’y voir une tendance », explique M. Schmidt. La climatologie des 40 dernières années porte à croire que La Niña prend le dessus, mais les modèles prévisionnels suggèrent l’inverse. « Même s’il y a une petite tendance liée au forçage [climatique], le phénomène aura à peu près la même variabilité naturelle.Donc, c’est une question intéressante, difficile, mais peut-être pas tellement importante », estime-t-il.