Mythes et réalités d’un centre de recyclage

Quatre-vingts camions de recyclage viendront aujourd’hui livrer leur butin à l’usine de Tricentris à Lachute. Dans l’aire de réception, un tracteur pousse la matière et nourrit le tapis roulant qui marque le point de départ d’un parcours de 20 minutes au cours duquel les débris pêle-mêle se transformeront en ballots de carton, de papier, de plastique ou de métal.
L’effort du citoyen se termine dès que le camion de collecte disparaît au bout de sa rue. Bon débarras ! Pour le reste de l’écosystème du bac bleu, c’est là que tout commence. Or, pour assurer le succès du recyclage de nos résidus, les décisions prises à la maison sont d’une importance capitale.
En observant pendant deux minutes le convoyeur de l’aire de réception, on voit passer un coussin, un sac réutilisable, un boyau d’arrosage, une clôture, un bâton de baseball en plastique, une vadrouille… Autant d’objets qui n’auraient jamais dû se retrouver dans le bac. Certains sont carrément des déchets. D’autres ne sont pas visés par la collecte sélective, qui cible seulement les contenants, les emballages et les imprimés.

Le citoyen fait-il « une bonne job » ? « Dans 80 % des cas, oui ! Est-ce que c’est perfectible ? Bien sûr. On pourrait viser 90 % », répond Grégory Pratte, qui guide Le Devoir dans l’usine de Tricentris. Cet organisme à but non lucratif trie la matière recyclable de plus de 200 municipalités du Québec. Surnommé « le coach du bac », M. Pratte intervient à la télévision et sur Internet pour aider la population à mieux recycler.
Il doit combattre le cynisme : le milieu du recyclage ne suscite pas la confiance du public. Selon un sondage de Recyc-Québec mené en 2021, la moitié de la population doute que les matières recyclables mises au bac soient bel et bien recyclées. La visite du centre de tri de Lachute donne plutôt l’impression d’une volonté acharnée de bien faire. Ici, seulement 20 % de la matière reçue prend le chemin du dépotoir. Il s’agit en majorité de déchets.

« Les gens, ils se trompent, ils mettent des choses qui n’ont pas d’allure, c’est pour ça qu’il ne faut pas être dédaigneux », dit Stéphanie Hoffman, une cheffe d’équipe du triage. Les employés tombent parfois sur des animaux de compagnie encore vivants, précise-t-elle… Ils ont déjà vu passer un sabre de ninja, un manteau de fourrure et même une valise remplie d’argent.
Les matières indésirables compliquent la tâche des employés, posent des dangers et réduisent la rentabilité du centre de tri. Celui-ci doit payer 75 $ la tonne pour l’enfouissement des déchets. Notons qu’il a tout intérêt à recycler au maximum les objets admissibles : la majorité de ses revenus découle de la vente des matières triées, qui valent typiquement quelques centaines de dollars la tonne.
Valoriser au Québec
Dans l’usine, humains et machines travaillent coude à coude. Des aimants attrapent le métal. Des lames séparent le carton. Des jets d’air propulsent des morceaux de plastique. Devant l’un des innombrables convoyeurs, deux hommes et deux femmes retirent les plus gros déchets et vident les sacs de plastique. Ils portent un masque filtrant, des coquilles antibruit et de bons gants. Cela roule vite. L’un des hommes attrape une chaise de jardin.
Sur l’un des tapis, le ruban magnétique d’une vieille cassette vidéo est coincé. On voit la bande noire s’étirer au fil du convoyeur en aval. La machine résiste : pour l’instant, cet « objet long » — comme on dit dans le jargon — ne la bloque pas. Attention aux cordes, aux chaînes ou aux tuyaux, qui ne vont pas dans le bac. « On se retrouve avec des surprises dans la matière et, oups ! ça fait du blocage », relève Michel Cadorette, le directeur du centre de tri.


L’usine, qui ronronne 16 heures sur 24, 5 jours sur 7, ne dispose que de très peu de marge de manoeuvre pour rattraper le temps perdu. Chaque heure de pause forcée coûte 1500 $. Au bout d’une année, le centre de tri accuse des pertes de 250 000 $ imputables à des interruptions causées par des objets qui n’auraient jamais dû échoir dans le bac bleu.
Au bout de la chaîne, une presse compacte la matière pour en faire des ballots. Dans un gros paquet de plastique compressé, quelques morceaux de carton se sont faufilés. On appelle ces intrus des « contaminants ». Contrairement à ce que certains citoyens imaginent parfois, leur présence ne gâche pas la totalité de la matière. Les acheteurs tolèrent de 5 à 10 % de contamination, indique M. Pratte.

Dans cette salle, des ballots empilés frôlent le plafond. Carton et plastique prendront bientôt le chemin des recycleurs, comme Cascades ou Plastrec. Le verre ira à l’usine de micronisation de Tricentris, où l’on en fera des abrasifs, des granulats ou des sables. Dans une porte de garage, on aperçoit la remorque d’un camion remplie à ras bord de canettes d’aluminium. Deux millions de canettes — consignées ou pas — atterrissent ici chaque semaine. Elles iront chez Tomra, à Baie-d’Urfé, qui les expédie ensuite vers des fonderies.

La majorité de la matière recyclée qui sort des centres de tri du Québec est désormais recyclée dans la province. En 2012, seulement 48 % de cette matière se retrouvait chez un conditionneur ou un recycleur québécois, selon Recyc-Québec. En 2021, la proportion est grimpée à 61 %. Les centres de tri ont tout intérêt à vendre au Québec : ils diminuent les coûts de transport des ballots.
Deux grands changements en vue
Les emballages mal conçus représentent un frein au recyclage efficace. Les sachets de plastique souple impossibles à étirer ne sont pas recyclables, par exemple. Dès 2025, les choses vont commencer à changer. L’atteinte des objectifs de récupération et de recyclage reposera alors sur les épaules des entreprises qui mettent en marché des contenants, des emballages et des imprimés au Québec. Elles auront tout intérêt à choisir des produits facilement recyclables.
Un autre changement important se mettra en place dès novembre prochain. Le gouvernement commencera alors à imposer progressivement la consigne élargie. À terme, celle-ci visera tous les contenants de boisson. Québec espère que cela diminuera le nombre de bouteilles placées à la poubelle. Toutefois, on ne sait pas encore si les citoyens afflueront en masse aux nouvelles machines gobeuses.
« La consigne, c’est une bonne idée si on réemploie le contenant, comme on le fait avec la bière locale et la pinte de lait en verre », juge M. Pratte. Toutefois, avec la canette d’aluminium ou le contenant cartonné de jus, il n’y a pas de réemploi possible : même consignés, ces contenants seront simplement recyclés. À quoi bon demander aux gens de se rendre à un point de dépôt si un camion de recyclage passe déjà devant chez eux ? demande le coach du bac.
Pendant ce temps, dans l’usine, les trieurs continuent leur besogne essentielle. Est-ce qu’on s’habitue aux tapis qui filent à toute allure ? « Je me souviens, quand je suis rentrée, il y a 23 ans, ça m’a pris deux semaines pour m’habituer, répond Mme Hoffman. Je n’avais pas de voiture, j’étais jeune, je m’en venais à vélo avec mes caps d’acier ! » raconte-t-elle en riant, toujours fière de « faire quelque chose de bien pour la planète ».
Portes ouvertes
Tricentris tiendra bientôt des portes ouvertes dans ses centres de tri de Lachute (24 mai), de Terrebonne (25 mai) et de Gatineau (6 juin).