Et si le Québec protégeait la moitié de son territoire?

À quoi ressemblera le territoire québécois en 2050 ? Nos journalistes ont parlé à des experts pour imaginer les avenues possibles, et ce qui peut être mis en œuvre dès aujourd’hui pour parvenir à cette vision.
Pour leurs vacances estivales ou tout simplement pour échapper quelques jours aux canicules de plus en plus intenses, les Québécois peuvent choisir de partir à la découverte des milieux naturels de différentes régions de la province. Mais ils n’ont pas à dépendre de leur voiture, puisque tout un réseau de sentiers permet de parcourir le Québec, grâce à la protection de centaines de milliers de kilomètres carrés du territoire. Une occasion aussi d’observer la faune et la flore, malgré les dégâts de la crise climatique.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Lors de la plus récente conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP15), différentes voix se sont élevées pour rappeler que la protection des écosystèmes terrestres, mais aussi des espèces animales et végétales qui en dépendent, nécessiterait de préserver au moins 50 % des milieux naturels. Selon plusieurs experts, l’atteinte d’une telle cible permettrait de stopper le déclin de la biodiversité, mais aussi de lutter contre les dérèglements du climat et l’émergence de pandémies. Gestionnaire de projet chez Ouranos, Ursule Boyer-Villemaire souligne d’ailleurs l’« interconnexion très claire » qui existe entre ces différentes crises environnementales.
Le gouvernement du Québec a promis de protéger 30 % du territoire d’ici 2030, mais serait-il possible d’atteindre 50 %, par exemple, d’ici 2050 ? « Protéger la moitié du territoire est très ambitieux, mais c’est nécessaire et réaliste, puisque le Québec est sans doute un des États les mieux positionnés dans le monde pour le faire », affirme le biologiste Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs du Québec (SNAP Québec).
Selon les données compilées par l’organisation, un tel taux équivaudrait à plus de 756 000 km2 de territoires mis à l’abri du développement industriel, soit une superficie équivalente à 1600 fois l’île de Montréal. À titre de comparaison, le Québec protège actuellement un peu plus de 253 000 km2.
Si les gains les plus importants en matière de superficie sont possibles essentiellement dans les régions nordiques de la province, au sud, il y a urgence d’agir, estiment tous les experts consultés par Le Devoir. « Il faut un moratoire sur la destruction des milieux naturels. Il faut protéger tous les écosystèmes naturels qui existent encore, restaurer ceux qui ont été dégradés et recréer des milieux naturels pour atteindre des cibles de protection ambitieuses », résume Tanya Handa, professeure au Département des sciences biologiques de l’UQAM.
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Ce vaste programme impliquerait de mettre un terme à l’étalement urbain, mais aussi de s’engager sur la voie de la restauration d’espaces verts dans les zones bouleversées par l’activité humaine. Le Québec s’est d’ailleurs engagé à respecter les objectifs de l’entente signée à la COP15, qui prévoit de restaurer 30 % de ces milieux naturels.
Professeur au Département de biologie de l’Université de Sherbrooke, Dominique Gravel évoque un « immense chantier » pour les années à venir. « En Montérégie, par exemple, on se retrouve aujourd’hui avec un paysage qui n’a rien à voir avec ce qui existait avant qu’on colonise le territoire. Nous avons tout perturbé avec la destruction des milieux humides, le déboisement, le nivellement, etc. Il ne reste que de petits îlots de milieux naturels. Il y aurait donc un énorme travail de reconstitution et de restauration à faire. »
Redonner de l’espace à la nature entraînerait plusieurs gains en matière de résilience climatique, notamment en réduisant les impacts des vagues de chaleur et des précipitations importantes. Mais dans un contexte de réchauffement, il est aussi impératif de s’assurer d’une « connectivité » qui permettrait aux espèces animales « de migrer dans un corridor vert », souligne la directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard.
Cette idée de protection et de restauration de milieux naturels, jumelée à un souci de connectivité, ouvre la porte au développement d’un « accès à la nature » pour les citoyens, selon Alain Branchaud. La SNAP Québec travaille justement avec Rando Québec sur un projet le long du « sentier national » qui pourrait permettre de protéger un corridor vert d’une longueur de plus de 1650 kilomètres, d’ouest en est de la province. « L’objectif est que l’expérience de randonnée de traversée du Québec puisse se faire dans un milieu qui est naturalisé et qui permet d’être en contact avec la nature. Une fois que ce projet est mis en place, les retombées pour les collectivités peuvent être énormes. »
En supposant qu’on décide d’accroître substantiellement la protection du territoire, ce genre de projet pourrait éventuellement se connecter à d’autres sentiers existants, notamment dans Charlevoix, le long du Saguenay ou en Gaspésie, en plus de permettre un accès à des aires protégées ou à des parcs nationaux. Bref, cela permettrait de créer ici une véritable trame verte ayant des effets bénéfiques pour la biodiversité, la santé publique, la résilience climatique et le développement de créneaux économiques d’écotourisme.
L’immensité nordique
Alain Branchaud souligne par ailleurs le besoin de permettre aux Québécois de découvrir l’immensité du territoire à travers des joyaux à préserver, comme l’île d’Anticosti, la rivière Magpie ou les régions nordiques du Nunavik, où on trouve les plus importantes aires protégées de la province. « Il reste un travail important à faire pour mettre en place des infrastructures nécessaires pour accueillir plus de gens. C’est un défi parallèle à celui de la mise en place du réseau d’aires protégées, mais c’est certainement possible d’ici 2050. »
Il rappelle qu’en vertu de la Société du Plan Nord, le gouvernement est tenu d’ici 2035 de consacrer 50 % de cet immense territoire « à des fins autres qu’industrielles, à la protection de l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité ». Cela signifie qu’en plus des quelque 230 000 km2 de territoires déjà protégés, on pourrait ajouter pas moins de 367 000 km2. De quoi se rapprocher de l’objectif d’assurer la protection de la moitié de tout le territoire québécois.
La sauvegarde de l’habitat d’une espèce en péril, le caribou, permettrait d’ailleurs de faire des bénéfices substantiels. Dans le cas du caribou forestier, on peut envisager la préservation de 70 000 km2 de forêt boréale, et donc d’un important puits de carbone, rappelle Ursule Boyer-Villemaire. « En protégeant son habitat, on protège aussi celui de plusieurs autres espèces », ajoute Alice-Anne Simard. Dans le cas du caribou migrateur, « les territoires occupés sont gigantesques, mais la protection serait compatible avec les engagements du Plan Nord », fait valoir Alain Branchaud, en ajoutant que cette espèce est aussi très importante dans le mode de vie de plusieurs peuples autochtones.
Spécialiste de l’écologie forestière appliquée et membre du Centre d’étude de la forêt, Christian Messier salue lui aussi l’idée de faire bondir le taux de protection des milieux naturels. À l’instar de plusieurs experts, il n’en redoute pas moins les impacts à venir de la crise climatique. « On risque de se retrouver avec des aires protégées qui périclitent ou des écosystèmes qui s’effondrent », prévient-il. Dans ce contexte, ajoute-t-il, « on va devoir commencer à gérer nos écosystèmes pour qu’ils puissent continuer de s’adapter au climat futur. C’est un changement de paradigme par rapport à l’idée de seulement instaurer des aires protégées ».