«Après la Romaine» ou imaginer le Québec au-delà des barrages

Faut-il construire d’autres barrages au Québec pour satisfaire notre insatiable appétit en énergie, mais aussi lutter contre la crise climatique, quitte à aggraver celle de la biodiversité ? Le documentaire Après la Romaine pose la question et plaide pour une profonde transformation de notre paysage énergétique.
Le film s’ouvre sur l’image, imposante, d’un des barrages du complexe de la Romaine. Roy Dupuis et la poète innue Rita Mestokosho se tiennent à son sommet, avec ce qu’il reste de la rivière asséchée en contrebas. Tandis que la poète entonne un chant traditionnel, l’acteur et cofondateur de la Fondation Rivières éclate en sanglots à la vue de la Romaine, qu’il revoit pour la première fois depuis le tournage du documentaire Chercher le courant, réalisé avant la construction du plus récent mégaprojet d’Hydro-Québec.
« Ça a été un moment très chargé émotivement, avec ce chant tellement profond. Je ne m’attendais pas à ressentir quelque chose d’aussi fort. Et j’avais un sentiment de culpabilité. J’ai essayé d’empêcher ça, mais je n’ai pas réussi. Je ne peux donc pas faire autrement que de me sentir coupable quand je vois dans quel état est cette rivière », explique-t-il en entrevue au Devoir.
« J’espère que c’est la dernière. J’espère que nous n’aurons plus besoin de sacrifier d’autres rivières, d’autant plus que je ne suis toujours pas persuadé que le projet de la Romaine était nécessaire. Mais je suis convaincu qu’on gaspille beaucoup d’énergie », ajoute-t-il.
Roy Dupuis insiste par la même occasion sur les conséquences environnementales de ces projets industriels. « On dit souvent que c’est de l’énergie propre, parce qu’on la produit en utilisant de l’eau. Mais ce n’est pas propre. Il y a des impacts importants, surtout si on additionne ceux de toutes les rivières qui ont été aménagées. Mais il n’y a jamais eu d’étude des impacts cumulatifs de tous ces barrages, et notamment des immenses territoires inondés. »
Après la Romaine remet donc en question la volonté du premier ministre François Legault de bâtir d’autres ouvrages de béton sur les dernières grandes rivières du Québec, au nom de la transition énergétique et du « plus grand chantier écologique de l’histoire du Québec ». Cet objectif pourrait d’ailleurs revenir sur la table lors du congrès caquiste du mois de mai, puisque « l’ajout de nouvelles centrales hydroélectriques » était le premier élément du cahier de consultations régionales proposé par la Commission politique.
Plus d’une décennie après leur documentaire Chercher le courant, le regard de Nicolas Boisclair et d’Alexis de Gheldere se tourne cette fois vers la rivière Magpie, située à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest de la Romaine. Même si Hydro-Québec affirme qu’aucun projet n’est prévu sur cet imposant cours d’eau de la Côte-Nord, un porte-parole réitère au Devoir que la Société d’État « n’a pas renoncé définitivement à tout développement ». C’est d’ailleurs pour préserver le potentiel énergétique de la Magpie que le gouvernement Legault a écarté en 2020 un projet d’aire protégée de 2600 km2 le long de la rivière.
Tout nouveau projet de barrage se heurterait cependant à une vive opposition des Innus, d’élus de la région et des écologistes, qui ont octroyé à la rivière un statut de « personnalité juridique » ayant des droits, dont celui de préserver son état naturel. « Il n’y aura pas de barrage sur la Magpie », prévient d’ailleurs le chef de la communauté innue d’Ekuanitshit, Jean-Charles Piétacho.
« La beauté »
Mais au-delà du refus de voir cette rivière de la Côte-Nord payer le prix de notre consommation croissante d’énergie, le documentaire nous la présente à travers une descente de cinq jours en rafting en compagnie d’une dizaine de jeunes, qui découvrent un décor naturel auquel les Québécois ont encore « trop peu accès », souligne Roy Dupuis.
« Si je pense à la Magpie, le premier mot qui me vient, c’est la beauté, mais pas seulement une beauté esthétique. Il y a aussi la beauté de cette rivière qui nourrit tout un écosystème et un immense territoire », ajoute celui qui était de l’expédition sur cette rivière réputée pour ses eaux vives. La nécessité de sa protection ne fait donc aucun doute. « Il y a de moins en moins d’espaces sauvages sur Terre, et c’est la pire menace pour la biodiversité. Mais nous sommes privilégiés au Québec et moins nous allons empiéter sur ces territoires, mieux ce sera. Nous avons besoin d’eau, d’air, d’espace et de beauté pour bien vivre. »
Dans ce contexte, la Société d’État « manque de courage » en refusant de fermer définitivement la porte à tout projet sur la Magpie, selon Nicolas Boisclair. « Si on mettait fin à cette possibilité et qu’on se disait qu’il n’y a plus de rivières disponibles, on devrait regarder les autres options », souligne-t-il, en critiquant la décision d’Hydro-Québec de mener une « analyse » pour un éventuel projet hydroélectrique sur la rivière du Petit Mécatina, elle aussi sur la Côte-Nord. Tout nouveau projet de barrage sera « très coûteux », ajoute-t-il, en plus de nuire aux efforts de protection de la biodiversité.
Entre les deux documentaires, la position de la Société d’État par rapport aux grands barrages a toutefois évolué, estiment Nicolas Boisclair et Alexis de Gheldere. Tous deux affirment qu’au-delà du préjugé naturel historique favorable à la grande hydraulique, de plus en plus d’efforts sont mis pour développer, par exemple, l’énergie éolienne et solaire, mais aussi la gestion de l’énergie déjà disponible. Le documentaire évoque d’ailleurs l’amélioration de l’efficacité énergétique, les révisions de tarification, les rénovations nécessaires pour réduire la consommation des bâtiments, etc.
Cet élan vers une nouvelle vision du paysage énergétique, salué aussi par Roy Dupuis, serait néanmoins nettement mieux planifié si le gouvernement acceptait de tenir une « vaste consultation » impliquant des experts indépendants, par exemple sous l’égide du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement. « Ça fait longtemps que nous aurions dû mener un tel exercice », laisse tomber le cofondateur de la Fondation Rivières.