Le troisième lien est-il cohérent avec les constats du GIEC?

Le gouvernement Legault tient mordicus à la construction du troisième lien, tout en se présentant comme un leader en matière de lutte contre la crise climatique. Mais la construction de ce tunnel routier est-elle en phase avec les recommandations du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) ?
Le Devoir a posé la question au cabinet du ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Benoit Charette, dans la foulée de la publication, lundi dernier, du plus récent rapport du GIEC. Il faut dire que cette synthèse scientifique doit servir d’assise aux politiques climatiques des prochaines années, qui seront cruciales pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et respecter les objectifs de l’Accord de Paris, auxquels a souscrit le Québec.
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Ce texte est publié via notre section Pôle environnement.
Le bureau du ministre Charette n’a pas répondu à cette question, nous invitant plutôt à contacter le cabinet de la ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault. Ce dernier n’a pas non plus voulu préciser si le projet de tunnel sous le fleuve Saint-Laurent était compatible avec les recommandations du GIEC.
« Comme tout grand projet, le troisième lien sera soumis aux très exigeantes normes environnementales dont s’est doté le Québec, dont l’étude d’impact sur l’environnement. Cette étude devra notamment présenter les effets du projet sur la capacité de Québec à atteindre ses cibles de réduction des GES », fait valoir le cabinet de Mme Guilbault, dans une réponse écrite. « D’ailleurs, comme il a déjà été mentionné, il y aura également une composante de transport collectif pour relier les usagers des deux rives », rappelle-t-on.
Incompatible
Le plus récent rapport du GIEC, dont 195 pays sont membres, préconise notamment une réduction de la consommation d’énergie sous toutes ses formes, une meilleure planification de l’utilisation du territoire, dont la densification des villes, mais aussi un soutien nettement plus important au transport collectif et actif. La synthèse souligne aussi l’importance de l’adaptation, qui nécessite de mieux protéger les espaces naturels, mais aussi de restaurer ceux qui ont été dégradés.
Le Devoir a donc consulté cinq experts des enjeux énergétiques, climatiques et de transports. Tous estiment que le projet caquiste est incompatible avec les recommandations du GIEC, qui impliqueraient que le Québec diminue ses émissions de GES, qu’il réduise sa dépendance à la voiture et qu’il repense complètement l’aménagement de son territoire.
« Le GIEC recommande de tout mettre en oeuvre pour accélérer la réduction des émissions de GES, et ça commence par éviter d’en créer de nouvelles », souligne Jeanne Robin, directrice principale de l’organisme Vivre en ville et spécialiste de l’aménagement du territoire. « Tous les experts disent que le troisième lien va favoriser l’étalement urbain et augmenter la consommation d’énergie en transports, mais aussi l’utilisation de terres qui peuvent rendre des services écologiques intéressants. On peut donc dire qu’il ne va pas dans le sens d’une réduction de notre bilan carbone et d’une augmentation de la résilience face aux changements climatiques. »
Professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, Florence Paulhiac ajoute que l’éventuelle électrification du parc automobile, qui est souvent évoquée par le gouvernement Legault, ne change rien aux autres problèmes qui risquent de découler d’un futur lien routier Québec-Lévis. « Cette façon de voir les choses ne permet pas de réfléchir à l’aménagement des villes, ou encore à la consommation du territoire et des ressources naturelles. Placer la voiture électrique comme seule solution va générer davantage de consommation de territoire, parce que les gens pourront toujours aller s’installer plus loin, en perpétuant le modèle d’étalement urbain », souligne-t-elle.
À l’instar de plusieurs autres experts, cette spécialiste de la mobilité durable estime qu’il est urgent d’opérer un changement de paradigme. « Il faut miser sur le transport collectif et actif pour le rendre plus attrayant et performant, rapprocher le travail des résidences, etc. C’est un plus gros chantier que l’électrification des voitures, mais ce sera aussi beaucoup plus payant collectivement. » Mme Paulhiac ajoute que le Québec n’a rien à gagner au maintien de la « dépendance » à la voiture, puisqu’en plus de produire des GES, elle génère des problèmes de santé et des pertes de productivité économique.
Fonds publics
La facture du troisième lien étant évaluée, de façon très préliminaire, à 6,5 milliards de dollars, on invite le gouvernement à repenser l’utilisation des fonds publics. « Cet argent devrait être envoyé vers des projets de transport en commun ou d’infrastructures de transport actif. Le financement actuel du transport collectif est insuffisant pour le maintien des services, et encore plus pour l’amélioration », déplore Annie Levasseur, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la mesure de l’impact des activités humaines sur les changements climatiques à l’École de technologie supérieure.
Cet argent devrait être envoyé vers des projets de transport en commun ou d’infrastructures de transport actif.
Même son de cloche du côté d’Annie Chaloux, professeure à l’école de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. « Est-ce que les Québécois veulent vraiment mettre tous ces milliards dans une infrastructure qui aura des bénéfices assez marginaux pour la collectivité ? » demande-t-elle. Mme Chaloux plaide plutôt pour le soutien à des mesures qui permettraient aux citoyens de la région de Québec de réduire leur besoin de posséder une voiture. Elle cite en exemple le financement de flottes de voitures partagées.
Titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal, Pierre-Olivier Pineau estime pour sa part qu’il faut se détacher du débat sur la cohérence climatique du troisième lien pour plutôt chercher à en comprendre la signification. « Le projet est un symptôme de notre envie collective d’avoir plus d’infrastructures collectives qui servent les besoins individuels. »
Il rappelle que les Québécois font aussi le choix de véhicules énergivores. Les ventes de « camions », une catégorie qui comprend les fourgonnettes, les véhicules utilitaires sport et les camionnettes, ont en effet augmenté de 253 % entre 1990 et 2021, au point de représenter 71 % des ventes dans la province en 2021.
Au bout du compte, M. Pineau prédit néanmoins l’abandon du mégaprojet routier. « Il va disparaître des plans au fur et à mesure que des informations plus détaillées seront obtenues. C’est un sujet qui nous fait perdre du temps. »
En attente d’une évaluation environnementale
Même si le gouvernement Legault a déjà promis que le projet se réalisera, il doit néanmoins suivre la procédure environnementale prévue par la législation québécoise. Le promoteur du projet, le ministère des Transports, devra donc déposer un « avis de projet ». Il recevra ensuite une « directive » de la part du ministère de l’Environnement, afin de préciser ce que devra contenir l’étude d’impact du projet. Une fois que cette étude sera remise au ministère, des experts de différents ministères rédigeront des « avis » portant sur cette étude d’impact. Le promoteur devra probablement répondre à des questions supplémentaires au sujet des enjeux du projet. Une fois que l’étude d’impact sera jugée recevable, le processus menant à un examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement sera lancé (BAPE). En tenant compte des audiences publiques et de la rédaction du rapport, ce processus devrait prendre quelques mois. Le gouvernement a lui aussi indiqué son intention de réaliser une évaluation environnementale du projet.